mardi 3 avril 2012

L'illusion de gratuité - partie 1/2


Les mots nous servent à décrire les choses telles qu'elles sont, ou plutôt telles qu'elles nous apparaissent. Mais ces mêmes mots, s'ils ont le pouvoir de révéler une réalité, peuvent transformer la vision que nous avons des choses. Ainsi l'usage d'un terme à répétition peut s'inscrire dans nos consciences pour masquer les vérités par une illusion d'abus de langage.
Le développement économique, scientifique, technologique, politique de notre société marque clairement la direction d'un désir humain d'aller toujours de l'avant. Être performant, s'inscrire dans une démarche de progrès constant et tendre vers un idéal de perfection. Vivre mieux est un objectif sur lequel tout le monde s'accordera à dire qu'il est le principal. Dans notre société économique cette envie se traduit par l'idée de gagner plus d'argent et d'en dépenser moins.
Si un mot existe, c'est qu'il recouvre une certaine réalité. Il développe un concept qui englobe des actions, des systèmes concrets, des idées qui existent. L'abus de langage que j'aimerais dénoncer ici concerne l'utilisation d'un mot, non pas pour désigner la réalité qu'il recouvre mais pour recouvrir la réalité qu'il désigne. Ce serait un peu comme changer l'étiquette d'un produit pour nous induire en erreur. Ce mot, ce terme, ce concept est au cœur de l'économie aujourd'hui puisque c'est l'idée de gratuité.
Argent, trop cher, la vie n'a pas de prix, mais si la vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie. Travailler plus pour gagner plus ? Gagner plus de quoi ? Plus d'argent pour l'investir et s'entêter à s'endetter ? La valeur des choses est-elle la base de l'échange ? Peut-on vivre sans argent ? Faut-il de la propriété pour créer de la valeur ? La culture appartient-elle à quelqu'un, peut-elle avoir un prix ?Comment est-il possible de faire de l'argent un objet sur lequel il est possible de spéculer ? La gratuité existe-t-elle vraiment ? N'est-ce pas l'illusion d'une offre qui demande rétribution lorsque celle-ci n'est pas déjà incluse ou dissimulée ? Sans établir de bilan économique ou financier du monde actuel ou déballer du Marx ou Proudhon nous pouvons nous poser des questions fondamentales sur la commercialisation d'objets, l'échange, la valeur d'une chose, d'un produit. Je propose l'analyse de phénomènes sociaux contemporains. Le mythe de l'illimité. La téléphonie et les services numériques n'ont plus que ce mot à la bouche, nous tenterons de décrypter la véritable nature de ce trou sans fond... L'illusion de la gratuité. Les logiciels libres, les nouveaux quotidiens, les échantillons, n'y a-t-il vraiment personne qui paye pour ça ? Enfin, puisque tout n'est pas si noir il existe des alternatives au monde consumériste, le troc, les zones de gratuité, le don. 

1. Le mythe de l'illimité 
L'illimité désigne ce qui est sans borne, sans limite, sans fin. L'infini selon les époques peut renvoyer à l'idée d'inachevé, d'imparfait. Aujourd'hui il est synonyme de liberté, de possibilité. L'illimité est métaphoriquement utilisé pour souligner le caractère indénombrable, non mesurable d'une propriété, d'une grandeur. Pour autant que nos actions sont limitées dans le temps et l'espace elles sont mesurables et quand bien même certaines de nos prouesses pourraient être immenses, elles ne sauraient être illimitées. L'illimité est la caractéristique du divin, de l'inimaginable. C'est de cette forte symbolique religieuse que ce mot tire toute sa force. Offre illimitée est une invitation encore plus alléchante que les traditionnels buffets à volonté. De telles propositions replacent le consommateur au centre de ses pulsions : c'est à lui de décider, c'est lui qui fixe les limites, ses limites. Bien sûr, de telles offres reposent sur l'impossibilité physique de dépasser les limites nécessaires au commerçant s'il veut rentrer dans ses frais. Psychologiquement, le client estime qu'il gagne dès lors qu'il se force à dépasser ses propres limites, en se gavant par exemple à un buffet à volonté, non pas parce qu'il en a le besoin mais simplement parce qu'il en a le droit, la possibilité. Pareillement à l'enfant à qui l'on interdit de faire une action, celui-ci sera tenté de désobéir, de dépasser les limites, tout comme l'adulte qui croît être plus raisonnable mais qui agit symétriquement à chaque occasion qui lui est donnée de montrer qu'il peut également ne pas dépasser la limite. 
 
Qu'est-ce qu'une offre de téléphonie illimitée ? C'est un forfait qui a changé de nom. Mais la magie de la langue et des mots est merveilleuse car elle a ce pouvoir de changer la réalité. Prenez un forfait de ski : sur une station donnée vous pouvez prendre tous les télésièges dans n'importe quel sens, autant de fois que vous voulez, de l'ouverture à la fermeture du site. On pourrait très bien dire que vous avez le droit de circuler de manière illimitée sur tout le réseau, la seule chose qui vous en empêcherait serait d'une part l'impossibilité d'utiliser tout le réseau tout le temps mais même si les lois de la physique le permettaient, on comprend bien que le but premier d'un forfait de ski est de skier. Avec la téléphonie c'est similaire en théorie mais différent en pratique puisque l'homme est capable de téléphoner tout le temps, toute la journée et toute la nuit. La différence est importante car si un skieur peut estimer « rentabiliser » son forfait en skiant un maximum (et non pas en restant sur le télésiège) l'utilisateur de téléphone se sent obligé d'accumuler les heures de conversation pour justifier le prix de la dite offre. Puisque le consommateur moyen veut se vanter d'être un minimum économe et qu'il raisonne avec un forfait à l'unité, la meilleure manière de se convaincre qu'il ne paye pas trop cher est d'augmenter le ratio communication/prix à payer à l'infini, de sorte qu'il peut se persuader de ne rien payer. Ainsi les mathématiques à l'appui nous savons que la fraction de l'infini sur n'importe quelle valeur finie donnera toujours zéro. CQFD.

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