vendredi 20 décembre 2013

Bricolage et décroissance (1/4) : philosophie du bricolage


Une philosophie bricolée du bricolage comme forme politique
Bricoler peut être réparer ou réaliser des travaux modestes avec des moyens modestes. La décroissance doit se comprendre aussi dans cette humilité. Pour autant de grandes choses peuvent être réalisées avec peu de moyens, car les biens matériels en abondance que vantent l'idéologie ce la croissance ne sont ni nécessaires ni suffisants au bien-vivre.

 

Ière Partie : Le bricolage comme matière

Si le bricolage est fait de bricoles, en quoi peut-il intéresser la philosophie ? La bricole est futile, innocente et naïve et semble bien loin de la sagesse visée par le penseur ou l'intellectuel. Mais puisque tout devient intéressant dès lors que l'on y prête un minimum d'attention, tout devient sujet de réflexion et l'on va voir qu'au delà d'une vulgaire contemplation de comportements populaires, le regard porté sur cette pratique peut dévoiler des facettes insoupçonnées et d'autant plus remarquables.

A/ Philosophie de l'objet du bricolage

1.Qu'est-ce qu'un objet bricolé ?

L'objet bricolé est un artefact issu d'éléments qui à l'origine n'ont pas été créés pour constituer cet objet. On peut se demander de quand date l'idée du bricolage en se demandant de quand date la pratique du bricolage des objets. On se vite compte que le bricolage est alors synonyme d'expérimentation, de construction, d'invention à tel point qu'on peut même élargir le concept de bricolage à tous les prototypes et donc une multitude d'objets jusqu'à un certain point, le moment où est né le design. Ne peut-on pas dire que les premiers objets ont été bricolés ? Qu'est-ce qui fait la différence aujourd'hui ? Qu'est-ce qui dérange et peut poser problème ou question ?
Je serais tenté d'élargir l'idée de bricolage pour l'opposer à l'industrie mais aussi l'artisanat en tant que savoir-faire professionnel (à visée donc lucrative). On oppose souvent la figure du professionnel consciencieux à celle du bricoleur amateur du dimanche. Comment aborder le bricolage de manière philosophique ? Quel intérêt peut-on y trouver ? La philosophie se consacrant habituellement au bien, au beau, au vrai à travers l'éthique, l'esthétique ou la logique on se demande ce que le bricolage peut fournir comme matière à réflexion. C'est plutôt dans ses aspects psychologiques, sociologiques et politiques que le bricolage est intéressant.

2.Fétichisme, collection et matérialisme

Le fétichisme s'attache à accorder une valeur à l'objet en soi, en tant qu'il est « un objet ». C'est donc l'objet en tant que produit de la main de l'homme, dans sa manifestation d'un certain pouvoir qui est visé. Un comportement fétichiste est observable dans le culte du nouveau, l'adoration du gadget. On retrouve quelque chose de similaire dans le bricolage avec une fierté de l'ouvrage. Dans un cas l'objet industriel est adoré, sacralisé comme démonstration de la puissance humaine générale, dans l'autre c'est une reconnaissance personnelle qui est symbolisée.
Dans la collection l'objet trouve sa valeur en comparaison aux autres objets par des similitudes de forme, de couleur, de texture, de style, d'époque, etc... et n'est même plus recherché pour ce pour quoi il a été créé, ou indirectement. On collectionne donc des tire-bouchons parce que chacun a été produit en tant que tire-bouchon, mais on ne vise pas l'acquisition de celui-ci pour assumer la fonction qui le définit. L'objet dans la collection montre déjà l'idée d'une valeur qui dépasse la simple fonction d'utilité ou d'esthétisme.
Le matérialisme au sens commun est l'importance accordé à ce qui est matériel. Au sens étroit de la philosophie c'est l'affirmation que tout ce qui existe n'est que matière et qu'il n'y a donc pas d'esprit, d'âme dissociée du corps humain. Le matérialisme et l'antimatérialisme sont des postures sociales qui placent plus ou moins les biens matériels avant d'autres biens (santé, amitié, bonheur, etc…). Où situer la pratique du bricolage ? On lui reconnaît la nécessité d'utiliser des biens matériels mais en les réduisant à de la simple matière.
Le bricolage tendrait à désacraliser l'objet. La lutherie dite sauvage s'oppose en ce sens à la manufacture de prestige et fournit des objets qui remplissent leurs fonctions premières. L'objet bricolé ne vise pas l'esthétique, il ne vise pas à se conformer à un style ou une époque, il cherche à assurer une fonction. Mais il y a un paradoxe très important à vouloir accorder trop peu d'importance au matériel dans une confusion de ce qu'est le matérialisme. Pour aller contre la croissance il faut renouer avec une forme de matérialisme. Il faut apprendre à prendre soin de nos objets. Cela veut dire ne plus les mépriser pour ce qu'ils sont de la manifestation d'une industrie irréfléchie mais chercher à repousser le cycle imposé par la durée de vie déterminée des objets.

3.Accumulation et collection

Du pendant opposé à l'idée consumériste du « tout s'achète et tout se jette » on trouve le bricoleur pour qui, au contraire mais de manière complètement dépendante, « rien ne se perd, tout se transforme ». Ainsi se développe l'extraction infinie des poubelles et bennes de décheterie visant une accumulation qui n'est pas collection. L'idée n'est pas de garder des objets pour ce qu'ils sont, ou pour ce qu'ils ont été. L'objet qui a été jeté est mort et attend de renaître. L'accumulation vise donc les objets en tant que ce qu'ils seront, ce qu'il peuvent être. Ces potentialités ne sont pas toujours explicites et c'est tout le plaisir du bricoleur de découvrir que telle pièce peut servir à telle chose. Ce sont les circonstances encore non décidées qui feront de l'objet de récupération qu'il assumera une nouvelle fonction.

4.Fonctionnalisme

On peut se dire que l'utilisation inappropriée d'objets est à éviter dans l'idée d'une ou plusieurs fonctions associées à un objet desquelles il ne faut pas s'écarter. L'idée du fonctionnalisme consiste à dire qu'un objet doit être utilisé seulement en vue de ce pourquoi il a été créé. Tout le développement technique depuis le silex jusqu'aux nanotechnologies répond donc à des contraintes. Ce sont l'efficacité (comment faire qu'un objet pour avoir de meilleurs résultats qu'un autre pour une action visée), la durabilité (comment faire qu'un objet puisse assumer telle ou telle fonction en se détériorant moins qu'un autre), l'économie (comment faire qu'un objet assume la même fonction qu'un autre, à moindre coût). On comprend que même si on peut utiliser un couteau pour dévisser une vis, on prendra un peu plus de temps, on abîmera à la fois plus le couteau et la vis mais il n'est pas nécessaire d'avoir un tourne-vis en titane si le même objet fabriqué dans un alliage plus économique est aussi efficace et aussi solide.
Il est trop facile de critiquer le fonctionnalisme en le réduisant à un naturalisme. En effet si la nature ne fait rien en vain, les artefacts n'étant pas naturels, la question doit se poser d'une tout autre manière. Si on peut dire que les rôles sociaux qui nous déterminent ne sont pas naturels on voit qu'il en est autrement des objets mais jusqu'où ?

5.Pragmatisme

La nécessité de faire avec peu, par manque de moyens par exemple, est source de débrouille. On fait ce qu'on peut avec ce qu'on a, et si on a peu on fait quand même. On peut se dire pragmatique si on réduit toute chose aux utilisations qu'on peut en faire, qu'elle que soit la finalité pour laquelle l'objet ait été créé. Les bidonvilles en sont la preuve la plus frappante de constructions précaires assurant les fonctions les plus primaires de ce qu'on attend d'une habitation. Le bricolage est clairement une pratique pragmatique qui vise l'action. Le bricolage dans ce sens est alors quasi intuition, il est manipulation hésitante, tentative incertaine, gestes pratiqués avant d'être pensés ou réfléchis à mesure de l'action. Le bricolage est un empirisme qui cherche ce qui marche jusqu'à une solution.

vendredi 29 novembre 2013

Le doute éthique et politique


Quelle place pour le doute en éthique et en politique

le doute contre le sceptique moderne
Nous avons facilement tendance à concevoir le doute comme une position sceptique mais l'attitude sceptique qu'il faut critiquer c'est sa forme fataliste, celle qui doute du doute en soi, et qui donc ne doute pas. C'est l'idée qu'il n'y a pas d'alternative. Qu'elle soit revendiquée ou non, c'est une position partagée. Qu'on se dise conservateur ou partisan d'un changement il y a un fond de conformité à la nature des choses, à l'ordre cosmique comme la suprématie d'une loi transcendantale immuable. Le changement on l'attend sans trop y croire, ou encore on y croit sans trop l'attendre. C'est cette forme d'espoir né d'un désespoir ou d'un désespoir qui naît de l'espoir qui se meurt. La démarche répétée du doute s'essouffle, et le doute lui-même devient objet du doute. C'est le doute hyperbolique anticartésien : le doute devient son propre objet mais face à son inefficacité il se renforce tout en s'affaiblissant. Plus je doute et plus j'ai des raisons de ne pas douter car plus je doute et moins je suis convaincu par la nécessité de douter. Car le doute appelle la certitude et s'il ne se présente aucune certitude en vient toujours une, celle qui prend la forme socratique du non-savoir : le doute est lui-même incertain. Faut-il douter du doute ? Non. C'est là notre point de départ. Il faut rejoindre Descartes et s'accorder sur la certitude du doute qui se manifeste dans le doute hyperbolique.
On peut concevoir le doute en politique et en éthique comme une méthode, une direction, une base nécessaire à la réflexion. C'est la position qui nous incite à ne jamais rien accepter comme acquis, comme naturel, comme éternel, comme allant de soi, comme transcendant, nécessaire ou a priori.
En tant que position elle n'est donc pas un rejet absolu, au contraire. Elle est une remise en question qui doit permettre une refondation de n'importe quelle affirmation, réflexion, position, jugement comportement, etc...

le doute contre l'opinion
La question qu'on peut se poser, le doute qu'on peut émettre est celui de sa place dans les discours éthiques ou politiques. Laisse-t-on suffisamment de place au doute ? On peut douter de cela, et si l'on n'en doute pas on peut douter de la nature du doute auquel on fait une place : le doute qui est mis en avant en éthique ou en politique est-il un véritable doute ? On peut douter de cela en se demandant s'il n'est pas simplement réduit à ce qu'il n'est pas c'est-à-dire un simple antagonisme, une opposition binaire. Ce que nous cherchons à montrer c'est que l'opinion telle qu'elle est maîtrisée, organisée, classée, rangée définit des positions qui ne sont jamais des positions qui laissent une place au doute.
Ce point de départ méthodologique peut être vu comme le symptôme d'une théorie plus large ou comme une cause de cette même chose vue comme effet. Il s'agit de l'accélération de la société d'information. On peut alors voir la pauvreté d'opinion comme un effet d'une société de consommation et d'hyper-production de l'information qui, résolue à la quantité, ne ferait que réduire la qualité. Inversement, on peut se demander si c'est l'appauvrissement de la qualité d'information et de réflexion qui entraîne une accélération de la société d'information.
Si l'on accepte la deuxième thèse il faut alors à nouveau se demander ce qui produit cet appauvrissement de l'information, de la réflexion et avec le rejet du doute. Mais le contexte historique marquant l'avènement de la société industrielle nous ferait pencher vers la première hypothèse : la disparition du doute serait due au développement d'une société capitaliste de production et de consommation. Cette vision offre l'avantage de ne pas rechercher plus loin la cause du phénomène que nous cherchons à mettre au jour sans pour autant exclure l'idée d'un phénomène circulaire qui ferait de l'éclipse du doute à la fois un effet et un facteur.
L'opinion c'est ce jugement pré-établi qui est relayé par les institutions, les médias, les intellectuels. C'est le contraire d'une réflexion. C'est une affirmation qui peut être argumentée et construite mais qui n'est pas mise en doute. C'est en cela une affirmation franche et tranchée. Comment orienter notre discours contre cela ? Ne risque-t-on pas de faire l'éloge d'un relativisme qui autant en morale qu'en politique ne semble trouver d'échos nulle part sinon dans les hautes sphères du libéralisme qui, ne nous en cachons pas, est précisément ce contre quoi nous luttons.
Il faut choisir, il faut décider, il faut s'affirmer. Mais l'opinion c'est le vote. C'est le faux choix, la fausse décision, la fausse affirmation. C'est le choix impersonnel, la décision objective et l'affirmation universelle. Ce qu'il faut au contraire c'est la réappropriation du choix, de la décision, et de l'affirmation. C'est pouvoir se choisir, se décider, s'affirmer. Sans le doute le choix, la décision et l'affirmation ne restent que de la consommation. L'opinion c'est la mode, la tendance. Ce n'est pas l'éthique ou la politique, on pourrait croire que ce n'est « que » de l'esthétique mais ce n'est même pas cela. C'est la conformité à la norme. C'est l'acceptation du système global.
Il n'y a donc pas de différences à faire entre l'opinion d'un ministre, d'un leader de parti ou l'avis d'un expert, d'un professionnel, d'un fanatique. Entre ce qu'on nous dit qu'il faut dire, qu'il faut penser la forme reste la même que les conseils de beauté, de cuisine, de shopping, d'investissement en bourse. Les innombrables magazines de mode, de cuisine, de finance ne valent pas moins que la majorité des quotidiens. On choisit une opinion comme on choisit ses vêtements. Ce n'est pas étonnant d'utiliser l'expression « retourner sa veste » car il ne s'agit que de cela : l'apparence. L'habit ne fait pas le moine mais le moine choisit son habit. Le politique choisit la couleur de sa cravate. Et la politique finalement ne se résume qu'à cela : une couleur, une nuance avec des degrés plus ou moins affirmés. On émet une opinion comme on met un bonnet rouge ou une écharpe bleue, pour montrer notre appartenance à un groupe. On avance une opinion pour se démarquer des autres, pour continuer à être dans le mouvement général propre à une époque. Et comme la mode vestimentaire cela va tellement vite, cela est tellement éparpillé que l'on a l'impression d'être maître de ses idées, on a l'impression que c'est sa propre idée qui nous rapproche d'un groupe. Or c'est le procédé inverse. D'abord on se rapproche d'un groupe et ensuite on cherche à coller aux idées. L'opinion c'est cela : on se demande laquelle ressemblera le plus au groupe qui me définit, en tant que je me définis par mon groupe.
L'opinion naît de la simplification des raisonnements, des jugements qui n'ont que la visée pratique et sociale qui est celle de l'identification à un groupe politique ou éthique. Et c'est précisément ça qui pose problème. Si elle permet de rapprocher les individus les uns des autres en fonction de leurs intérêts, de leurs goûts, de leurs idées, l'opinion en accentuant cette visée pratique occulte la dimension primordiale de la construction personnelle et subjective du jugement. Cette mise en retrait est d'autant plus sournoise qu'elle ne constitue formellement qu'un raccourci puisque l'objectif est toujours le même : se regrouper et se définir par rapport aux autres. Ce n'est donc pas la socialisation, c'est bien de cela qu'il s'agit, qui est remise en cause mais plutôt l'homogénéisation des groupes, la tendance à la simplification, la réduction à des antagonismes qui mènent à la pensée unique.
Ce qui manque par exemple, concrètement avec les réseaux sociaux comme Facebook c'est la place à un approfondissement de la critique. C'est la réduction extrême à l'alternative : j'aime ou je n'aime pas. C'est l'appauvrissement d'une réflexion qui trouve sa satisfaction dans le choix politique gauche/droite qui est si pauvre que l'antagonisme lui-même disparaît et où l'on se retrouve à confondre la gauche radicale et l'extrême droite. C'est ça qui est grave, c'est ça qui est en jeu et c'est le jeu même dangereux des politiques. Avec la libre expression et l'idéal démocratique chacun y va de sa « propre » opinion qui n'est jamais vraiment une opinion personnelle, subjective et consciente et qui paradoxalement est une fausse affirmation quand elle n'est que trop personnelle : « ce n'est que mon opinion ». Dire cela c'est tout dire ! C'est choisir de ne pas choisir. C'est dire sans affirmer. C'est un bel acte contre-performatif. C'est faire le contraire de ce qu'on dit en le disant, par le fait même de le dire. Dire que ce n'est que mon opinion c'est affirmer en doutant. C'est s'avouer la valeur relative d'un énoncé qui pourtant tend à la vérité générale et absolue. Preuve alors que tout n'est pas perdu !

le doute contre la vérité absolue
C'est de l'opinion qu'il faut douter. C'est d'autant plus parce qu'elle semble définitive et absolue qu'il faut la remettre en doute. Il faut d'autant plus la remettre en doute qu'elle semble indubitable. Nos comportements, nos pratiques quotidiennes, nos habitudes de vie et de consommation sont autant de repères stables, fixes qui ont par cette fonction une extrême résistance au doute. C'est contre ce moulage du temps et des traditions pourtant que vient se heurter la morale et l'éthique. Le conservatisme se résume dans la croyance à un ordre des choses, à des vérités universelles, absolues qui se développent avec le temps, et qui donc acquièrent davantage de force que celui-ci passe et nous dépasse. Il n'y a pas nécessairement de foi divine qui suppose cette allégeance aveugle en des idées millénaires. Intuitivement on peut se dire que si les choses sont comme elles sont c'est qu'il y a une raison et que cette raison peut être historique. Notre éducation nous a formé à faire confiance à nos prédécesseurs et nous ne pouvons complètement nous démarquer de cette tentation d'un passé qui était mieux que notre présent. Puisque l'herbe est toujours plus verte chez le voisin et que temporellement nous sommes nos propres voisins, nous voyons toujours à la fois dans le passé et le futur l'idée du mieux. Le futur nous étant inconnu, nous ne pouvons qu'espérer et nous en remettre à ce qui est révolu. Ce postulat psychologique pourrait expliquer la ténacité avec laquelle nous nous accrochons à nos repères.
Pourtant nous savons aussi que les us et coutumes évoluent, sans quoi nous ne serions pas dans la sublime ère de la modernité. Nous devons remettre en doute ce qui semble acquis et qui ne l'est jamais vraiment. Le doute est la création, l'adaptation aux situations nouvelles et évoluantes.

le doute et l'éthique végétarienne
Pour prendre un exemple concret considérons une pratique éthique qui est celle du végétarisme. Celle-ci peut être motivée par plusieurs facteurs : l'éthique animale, la diététique, l'écologie, etc... et chacun de ses facteurs mettent en doute la position classique de l'omnivorisme majoritaire. Pourtant contrairement à l'idée reçue qui voudrait faire d'un végétarien quelqu'un qui a toutes les réponses je préfère concevoir le point de départ de la démarche éthique végétarienne comme une position sceptique de mise en doute, de suspension du jugement. De ce point de vue il faut considérer qu'il n'est pas nécessaire d'avoir toutes les réponses aux questions qu'on se pose (encore faut-il vraiment se les poser) pour prendre une position éthique qui est celle d'un refus. Ce n'est, dans un premier temps, non pas parce que j'admets avoir trouvé des réponses que je me découvre ou que je m'affirme végétarien mais c'est au contraire parce que les fausses réponses ou les réponses inexistantes aux questions que je me pose ne me permettent pas de continuer à vivre dans le modèle majoritaire et absolu.
L'argumentation primaire contre le végétarisme cherche à montrer au végétarien qu'il n'a pas toutes les réponses ou que son système est faillible, et les questions qu'il pose ne manifestent pas véritablement d'une démarche réflexive mais d'une tentative d'invalidation de la position adverse. Or un véritable dialogue doit commencer par une véritable question, une mise en doute. Et c'est dans la mesure où l'habitude de consommation de la viande n'est jamais vraiment remise en doute que le dialogue avec le végétarisme a tant de mal à trouver sa place.
Il y a d'un côté les végétariens qui doutent et de l'autre les omnivores qui ne doutent pas. Cette position est insoluble. Ce qui est dommage c'est qu'une pratique de consommation de viande peut se justifier dans une certaine mesure, en acceptant certaines prémisses qui sont de l'ordre personnel. Mais en refusant de douter de l'affirmation dépourvue de justification et réduite à un choix personnel, la position non végétarienne se place dans l'absolu et dans l'absence de justification.
On pourrait ici développer très longuement pourquoi ce déni, le refus du doute, est lié à des mécanismes de plaisir, et décrire la société hédoniste dans son ensemble mais cela fera l'objet d'un autre travail.

le doute pour la vérité relative
Que ce soit en politique ou en éthique et particulièrement avec le végétarisme, le doute n'est pas qu'une simple suspension. Il est fondamentalement une condition de possibilité de la vérité, de la certitude. Pour ne pas reprendre la théorie épistémique de Popper qui ne considère comme scientifique qu'un énoncé qui puisse être falsifiable, on se contentera de dire que ne peut être que vrai et certain que ce dont on peut douter. Et c'est parce qu'on peut en douter qu'une vérité n'est pas absolue, c'est-à-dire que c'est parce qu'on peut en douter qu'une vérité peut se justifier. Ce qui signifie également que ce qui est indubitable est en fait relatif et non pas objectif et c'est ce qui relève de la foi. La foi n'est pas justifiée car elle n'est pas justifiable. Elle est cet indépassable de la raison qui est un bien purement personnel. Le doute cherche au contraire des vérités partageables, universelles.
On comprend qu'il faut douter pour affirmer. Le doute est donc à dépasser. Mais il n'est pas pour autant synonyme d'inaction. L'exemple précédent du végétarisme le prouve. Il peut durer et servir d'arrière-fond à l'édification de certitudes et persister tout en changeant de forme. Le doute est donc à dépasser pour aller vers un autre doute. Le doute s'approfondit à mesure que s'approfondit la certitude à la fois de lui-même et de ce sur quoi il se porte en premier.

le doute méthodique plutôt que circonstanciel
Si on arrête de douter méthodiquement on risque de se retrouver dans la position sceptique décrite plus avant, dans laquelle tout doute devient impossible. Tchernobyl, Fukushima et les innombrables failles du système nucléaire ont tout pour nous faire douter de sa légitimité. Pourtant le déni général semble manifester du dépassement de point de non-retour à partir duquel il devient impossible de douter même dans des circonstances aussi douteuses que celles-ci.
Douter de tout, tout le temps ce n'est pas possible ni même souhaitable nous l'avons vu. Il faut du doute pour s'affirmer mais il ne faut pas attendre les problèmes pour douter car les problèmes éthiques et politiques viennent du manque de doute. Le doute comme méthode personnelle commence toujours par un événement, un comportement. Pourquoi ne pourrais-je pas faire autrement ? Pourquoi ne pourrait-on pas penser autrement ? L'origine du doute est un sentiment, une question, un malaise. C'est la graine du doute qu'il faut cultiver, qu'il faut arroser régulièrement. Le doute est lié au possible. C'est à partir du moment où l'on doute que tout devient possible. C'est également à partir du moment où l'on imagine d'autres possibles qu'il faut douter. Le doute en éthique et en politique doit donc servir de méthode, d'outil contre les comportements et les systèmes en place. Mais il ne doit pas être confondu à la simple critique superficielle qui se pose contre. Le doute est plus que cela car il doit mener à l'auto-critique. Il doit pouvoir non pas rassembler sous une même unité homogène des idées ou des actes éthiques ou politiques mais favoriser la floraison d'une multiplicité d'idées et d'actes nouveaux s'affrontant réellement dans des dialogues fondés et sincères. On ne veut plus entendre dire « je vous ai compris, je vais vous ré-expliquer ». On ne veut plus de commissions du dialogue qui s'écoutent parler. On ne veut plus de discours politiques qui ne sont que images inversées les unes des autres, noir et blanc, concave et convexe, droite libérale ou gauche libérale. On ne veut plus de ces certitudes mortifères et confiances aveugles dans la finance et la croissance, la maîtrise et le risque zéro.
On veut qu'ils acceptent leurs erreurs, qu'il regardent en face leur échec. On veut entendre dire que rien n'est parfait et que tout est à faire.
On veut croire qu'un autre monde est possible car on sait qu'un autre monde est possible.
On veut du doute.

vendredi 4 octobre 2013

De l'éthique à la macro-éthique

Quelle éthique à l'ère de la mondialisation ?

La vie politique aujourd'hui ne se résume pas simplement à des décisions gouvernementales, mais un jeu de pouvoirs entre gouvernements et syndicats, pressions et lobbies économiques entres autres. La vie des politiques est elle de plus en plus rendue publique et met à jour un désir citoyen d'une éthique à l'intérieur de la classe politique. Mais avant tout cela, il ne faut pas oublier que la politique en tant qu'organisation d'un groupe est la recherche des moyens pour parvenir à des fins. Or ces fins si elles sont pratiques (manger, se loger, se soigner, s'éduquer...) sont fondées sur des valeurs. Ces valeurs c'est l'éthique qui les définit. Il y a plusieurs manières de voir cette définition : soit l'éthique rend apparentes ces valeurs qui sont déjà de fait réalisées dans la vie politique, soit elle cherche à refonder des valeurs. L'antagonisme et le pluralisme politique n'est pas ici remis en question mais le risque de certains discours qui font reposer ces divergences sur une incommensurabilité axiologique est de tomber dans un solipsisme moral nous rendant incapables les uns et les autres de fonder une morale commune. Il existe des valeurs communes et donc possiblement partageables.
Cette réflexion sur les dimensions éthiques de chacun de nos actes part d'une pratique personnelle quotidienne de consommation que j'ai remise en question et à travers laquelle j'ai cherché une cohérence. La confusion possible entre l'acte éthique et l'acte politique est à éclaircir. Pour autant la démonstration globale de ce travail est de mettre en perspective les choix personnels avec ceux d'autres individus politiques pour montrer que si ce n'est pas une confusion c'est une véritable volonté de ne pas dissocier ces deux domaines. Il y en a marre d'entendre du côté conservateur que les valeurs se perdent et de l'autre côté nihiliste qui rejette en bloc toute valeur possible. Pour autant, on admettra rester du côté philosophique et éthique dans la mesure où il n'est question ici ni des lois ni de l'appareil gouvernemental (qui demanderaient autant de questions) ; mécanismes qui ouvrent le débat sur une pente plus politique. Le mouvement décroissant bien que représenté par des partis politiques est avant-tout la volonté d'un nouveau mode de vie social, de nouvelles valeurs.

En montrant les différentes dimensions de l'acte de consommation il y a un double objectif : d'abord celui de montrer des critères plus larges de prise en compte des intérêts dans une réflexion morale et ensuite montrer comment ces critères peuvent être biaisés par d'autres dimensions comme l'habitude (ou la flemme), l'incapacité à croire en le pouvoir collectif (scepticisme ou fatalisme). Ensuite il y a une volonté de montrer que les enjeux de la solidarité et de la justice sont transcendants à la politique en place et relèvent d'une vraie réflexion éthique.

D'un côté il y a cette conviction croissante que si une justice humaine est possible elle doit s'attacher à comprendre l'individu non plus seulement dans l'acte particulier pour lequel il est inculpé mais pour l'ensemble d'événements qui constituent son parcours moral et donc ses intentions. De l'autre il y a la conviction de plus en plus indéniable que chacun-e de nous se trouve pris-e dans un système global, universel où chacun de nos actes produit des effets sur l'ensemble de la communauté humaine mais également sur tout un écosystème (l'impact humain s'étendant aujourd'hui au-delà des limites de notre système solaire...).
Peut-on se satisfaire d'une éthique classique telle qu'elle a été pensée depuis l'antiquité mais surtout telle qu'elle continue d'être pensée aujourd'hui ? Doit-on séparer l'éthique en régions axiologiques et laisser se traiter d'un côté des problèmes d'éthique environnementale, de l'autre des problèmes d'une éthique des affaires, de l'autre une éthique du soin, etc... ? La dialectique entre une éthique de l'intention et une éthique des conséquences a-t-elle encore sa pertinence ?

Pour éviter la confusion avec d'autres approches il est également important de souligner que l'idée d'une macro-éthique n'est ni une éthique maximaliste ni une approche universaliste ou holistique de l'éthique. Il ne faut pas la confondre une éthique qui serait dite maximaliste dans la mesure où elle ne cherche pas à s'étendre dans la sphère privée des agents moraux, elle est en cela minimaliste puisqu'elle s'attache seulement à faire en sorte que chacun nuise le moins possible au autres, l'idée de « macro » étant à comprendre dans l'étendue géographique qui dépasse la simple perception visuelle. Elle n'est pas universaliste dans l'idée qu'elle ne cherche pas à fonder tel ou tel comportement qui serait définitif et universel mais s'attache à faire découvrir de nouveaux critères de jugement qui permettent de prendre en compte plus de conséquences.
Est-ce une forme d'utilitarisme ? Pas forcément dans la mesure où il n'est pas exclu de raisonner à une échelle macroscopique avec une éthique déontologique.

Contre l'intellectualisme moral
Aujourd'hui alors que quasiment la moitié de la nourriture produite dans le monde finit aux ordures il est possible de renverser la tendance à une petite échelle, à l'intérieur même de ce système, en favorisant économiquement et en sanctionnant de la même manière tels ou tels produits et donc indirectement tel ou tel comportement et telle ou telle conséquence. Il ne suffit plus de se dire qu'on ne savait pas et qu'on ne pensait pas à mal. L'intellectualisme moral socratique qui consiste à se dédouaner de toute responsabilité par prétention d'ignorance n'est plus une excuse acceptable. Il ne suffit pas de vouloir faire le bien quand le constat sur les conditions humaines et sociales sont à ce point alarmantes. Il ne suffit plus non plus de se dire que rien n'est possible, qu'il n'y a pas de marge de manœuvre puisque c'est justement la liberté du système économique qui permet tant d'inégalités, et c'est cette même espace de possibilités qui pourra changer les choses.

Éthique comme choix
Libéralisme et illusion de choix
Dans la société actuelle qui défend cœur et âme la liberté individuelle et économique nous assistons en apparence à une profusion de choix. L'heure est à la personnalisation dans les moindres détails. Cette tendance s'oppose à l'industrie classique telle qu'elle est apparue dans une démarche de relance. Pourtant cette opposition n'est elle aussi qu'apparente. L'essor de l'industrie c'est la production en masse d'objets identiques, fabriqués en séries. Si aujourd'hui l'industrie s'est développée et propose une multitude de séries, beaucoup plus qu'à ses débuts, les objets restent foncièrement les mêmes. La marque change, la forme change, la couleur change, le prix change, les fonctions se distinguent mais les produits manufacturés sont grosso modo de même qualité, fabriqués dans les mêmes conditions, avec les mêmes matières premières, avec les mêmes procédés. De sorte que ce qu'il est important de pointer c'est l'illusion de choix qui offre une liberté au consommateur mais qui n'entraîne pas de différences sur le système de production. La concurrence et les batailles promotionnelles entre les différentes entreprises masquent la véritable liberté et le véritable choix possible. Comment peut-on continuer à croire que nos choix sont libres quand il n'impliquent aucun changement ? Comment continuer à penser que nous choisissons vraiment quand tout est fait pour que notre mode de consommation n'aille que dans un seul sens, à savoir favoriser un système financier capitaliste.
Le choix éthique
Nous ne pouvons pas le définir comme le voudrait Socrate mais nous pouvons différencier dans les grandes lignes le mal et le bien, le plaisir et la souffrance, la justice et l'injustice. Nous pouvons déjà dans un premier temps partir du même socle de couples de valeurs. Réfléchir en éthique c'est se demander quels critères moraux sont valables pour évaluer un acte. Dans ce cas nous pouvons partir sur l'idée que tout le monde peut comprendre qu'un choix pourra recevoir une plus grande valeur morale s'il est porté vers une action qui privilégie le bien plutôt que le mal, le juste plutôt que l'injuste. Peut-on alors parler d'utilitarisme ? Oui, et on pourrait critiquer une telle doctrine dans son idée générale comme dans ses cas particuliers. Mais par là même la question qu'il faut se poser est : les comportements que l'on critique ici, à savoir les actes de consommation, ne répondent-ils pas justement à une logique morale utilitariste ?
L'intention ici n'est pas de donner des critères moraux pour juger si un acte est bon ou mauvais mais d'insister sur les différentes dimensions de la qualité morale qu'un acte peut recevoir. Il va falloir montrer qu'un acte en apparence anodin et dépourvu de valeur morale est de manière indirecte important. Dans une société libérale ou chacun peut prétendre à une liberté et un pouvoir économique autonome il est davantage significatif de s'intéresser aux conséquences de nos moindres choix. La société de consommation n'est pas une fatalité dans la mesure même où c'est justement parce que le client est roi, dans l'idée que le marché est régulé par l'offre et la demande et qu'il ne faut pas oublier que ce sont nos choix en tant que consommateurs (ou non-consommateurs) qui influent majoritairement sur la société que nous voulons. Même si mes convictions personnelles me portent à vouloir étendre tel ou tel choix comme préférentiel, comme davantage éthique car davantage bon, l'idée défendue ici est avant-tout l'idée que nous pouvons choisir et faire des vrais choix éthiques (et pas uniquement esthétiques ou économiques).

L'acte du consommateur est primordial car il est premier. Il est premier car la majorité de nos actes sont économiques. Quand on ne travaille pas pour le gagner c'est qu'on dépense notre argent. Et dépenser cet argent c'est s'inscrire dans un réseau d'échanges incluant certain-e-s et excluant d'autres. Se loger, se vêtir, se déplacer, se nourrir, se divertir, se cultiver... plus rien n'échappe désormais à l'évaluation, à la valorisation, c'est-à-dire à la transformation de tout espace et tout moment en une valeur économique. Il s'agit ici de dépasser l'étude classique de cas moraux qui nous mettent dans des situations limites, hypothétiques et rarement réalisées. Pourquoi s'intéresser à choisir entre sauver dix inconnus ou une personne proche alors que les dilemmes moraux beaucoup plus concrets se cachent (et c'est là également le problème pointé) dans la vie de tous les jours. Par notre investissement indirect par la monnaie nous faisons des choix et si une personne lambda ne commet aucun crime, aucun délit et ne semble soumise à aucun problème éthique en apparence, on ne saurait l'exclure de la sphère globale mondiale de l'éthique.
J'aimerais donc tenter de développer les facettes morales de l'acte de consommation.

La dimension visible naïve
La conception la plus simple de l'acte moral est l'action présente, en tant que geste inscrit dans une simple localité et une simple temporalité. C'est ce qui est jugé majoritairement par la société en tant qu'actes individuels mettant en relation des individus avec d'autres individus ou avec les biens d'autres individus. Par exemple lors d'une agression physique on juge la personne en tant qu'elle produit des effets physiques visiblement observables à un moment donné, dans un lieu donné et engageant principalement l'agresseur et l’agressé dans ce lieu et ce moment. Il est facile de juger du caractère bon ou mauvais d'un tel acte dans la mesure où l'on comprend facilement la motivation, l'intention manifeste et les conséquences empiriquement observables de cet acte. Je sais par exemple qu'un homme qui frappe sa femme constitue un mauvais acte en soi puisque je peux juger de l'intention mauvaise de l'homme et des conséquences mauvaises sur la femme. Nous ne rentrerons pas dans la complexité d'actes dont on pourrait avoir du mal à saisir l'intention puisque nous nous attachons ici à montrer plutôt que ce sont des conséquences que l'on ignore qu'il faut prendre en compte.

De fil en aiguille on peut s'interroger sur d'autres types d'actes et leurs causes et conséquences. Si une personne achète un certain objet quelconque, il n'y a pas de raison de juger moralement cet acte, en revanche si on l'inscrit dans un projet plus général, par exemple dans l'idée que cet objet a été acheté avec de l'argent sale ou si cet objet a pour but de servir de mauvaises intentions on émet un jugement plus engagé. Là encore que juge-t-on ? L'acte en lui même ou plutôt l'acte en tant qu'élément de l'entreprise personnelle délibérée d'un individu conscient ?

Acheter, consommer n'est pas un acte anodin parce qu'il n'est jamais singulier. Il faut déplacer le point de vue que l'on porte sur l'éthique et l'élever à une échelle mondiale pour constituer une macro-éthique capable de prendre en compte les conséquences non plus simplement d'un acte singulier dans son rapport à l'autre ou aux autres mais plus largement l'ensemble, la totalité des actes particuliers en tant qu'ils génèrent un acte de poids sur l'ensemble de l'économique, du social et du vivant.

La dimension économique
Chacun-e a conscience quand il achète tel ou tel produit qu'il participe à un système économique global à l'intérieur duquel il peut favoriser indirectement telle ou telle pratique. La pertinence de ce propos est indéniable quand on voit le nombre de labels et certificats qui existent et classent les produits. Doit-on choisir un produit plutôt écologique ? éthique ? équitable ? certifié par la région ? certifié par un organisme d'hygiène ? élu meilleur produit de..., etc... la diversité donne l'illusion d'une séparation, d'une sorte de structuralisme nous plaçant toujours dans l'alternative. De toute évidence l'impact négatif sur la planète et le vivant ne peut être annulé par un mode de vie mais refuser la volonté et la possibilité d'évoluer vers cette tendance c'est nier notre propre liberté d'action.
Quand j'achète une banane je ne me contente pas d'échanger une denrée alimentaire contre de l'argent que la caissière du supermarché va pouvoir à son tour échanger pour d'autres produits de consommation. La binarité économique est morte quand la monnaie est née. La production de biens et de services étant mondialement éclatée il est difficile de sortir entièrement du système économique en tant que tel. Pourtant des solutions existent pour réduire notre impact à travers ce qu'on appelle les circuits courts. Revenons à notre banane. Son mode de production et commercialisation implique évidemment de la main d'œuvre, du transport, l'utilisation de technologies, de chimies, d'emballages, de publicité, de flux financiers. Cette dimension n'est donc pas négligeable.
Les conséquences
Quelqu'un qui achète de la viande contribue indirectement à la pollution de son transport, à la pollution des déchets générés par l'élevage, à la pollution du transport de l'alimentation nécessaire à l'élevage, à la pollution nécessaire au fonctionnement des immenses exploitations de soja qui constituent l'alimentation, à la déforestation de l'Amazonie, à l'intoxication des populations brésiliennes, à leur expropriation, à leur meurtre dans certains cas directement par l'emploi de forces militaires et policières armées et indirectement par l'intoxication permanente,... sans parler de tous les effets indirects car découlant de l'investissement financier des grands groupes bénéficiant du commerce, finalement on pourrait remonter jusqu'au financement de la recherche et la mise en place des prisons, des centrales nucléaires, etc... le propos ici n'est pas de savoir et juger qui est innocent ou qui ne l'est pas puisque d'une manière ou d'une autre nous sommes toutes et tous responsables de la situation actuelle.
Une fatalité ?
Si nous comprenons que ce sont nos choix en tant que consommateurs qui sont décisifs alors il est clair que ces mêmes choix sont la base d'un changement. Les sceptiques pourront nous accuser de pessimistes alors que la vision proposée est plutôt optimiste puisqu'elle considère une issue à un problème qui reste perçu comme insoluble par ceux qu'on dirait fatalistes, adeptes de la célèbre formule there is no alternative.

La dimension collective
L'acte individuel a-t-il un poids véritable ? Il n'y a pas d'effets de masse qui ne soient au moins la somme d'une multitude d'actes individuels. /.../
Peut-on pour autant parler du critère d'universalité ? En effet nous pourrions avoir l'impression qu'une telle morale puisqu'elle se base sur l'idée que c'est du fait qu'il y a un nombre conséquence de personnes qui agit d'une telle manière que les effets mauvais se réalisent. Mais là où Kant parlait d'un critère d'universalité il faut y chercher un paradoxe logique. La maxime qui gouverne mon action si elle doit être universalisée ne doit pas entraîner l'impossibilité d'agir. Si tout le monde pouvait mentir, plus personne ne pourrait se faire confiance, il faut donc supposer que les gens ne mentent pas (même s'ils mentent dans les faits). Or ici justement les faits montrent que l'action de masse fonctionne comme si elle pouvait être universalisée. Comme dirait Sartre quand chacun-e agit, adopte un comportement il ou elle s'engage et engage avec lui ou elle comme le modèle humain désiré pour toutes et tous. Le problème se situe également dans la différence qu'il faut marquer entre le type d'acte et l’occurrence de l'acte. Le problème n'est plus dans la qualité de l'acte (son type) mais dans sa quantité (nombre d'occurrences) ce qui fait que le caractère néfaste et condamnable est une somme, une répétition plutôt qu'un simple geste. Le caractère universel est donc mis de côté dans la mesure où une seule poignée de personnes suffit à accomplir cette somme d'actes.
La déresponsabilisation
Puisque chacun de nos actes s'inscrit dans un tissu d'actes, sur qui peut-on ou doit-on porter la responsabilité des conséquences de la globalité de ces actes ? Peut-on blâmer le consommateur de la pollution générée par un distributeur ? Peut-on tout reprocher au consommateur ? En effet il semble toujours légitime de vouloir se protéger en tant que consommateur, récuser la faute et faire porter le chapeau aux industries, aux lois, aux politiques. Bien sûr les coupables sont les patrons richissimes qui exploitent les travailleurs dans leurs usines, contournent les lois à leurs avantages et fricotent malsainement avec les politiques. Mais s'ils peuvent continuer à exercer leurs pouvoirs mortifères c'est qu'ils tirent leur légitimité d'en bas, parce que nous contribuons à pérenniser les monopoles.

La dimension sociale et psychologique
Les consommateurs ne sont pas entièrement dupes, ils savent bien qu'ils se font berner d'une manière ou d'une autre mais ils continuent à acheter. La question est alors pourquoi ? Dans l'acte de consommation il ne faut pas négliger les effets directs et indirects qui se portent sur soi, sur l'individu en tant qu'il accomplit l'acte.
Je dépense donc je suis. La consommation est symbolique au sens où elle manifeste d'un certain niveau de vie, d'un certain confort quand il ne s'agit pas d'un luxe. Nous vivons dans une société d'apparence, de spectacle et consommer c'est aussi pouvoir montrer son pouvoir d'achat ou négativement sa détresse ou sa pauvreté.
Pour cette raison l'acte de consommation est également un acte politique de revendication à travers lequel on peut affirmer sa volonté propre à défendre tel ou tel système de production, notamment en favorisant les circuits-courts, en allant au marché, etc...
Acheter c'est social. Le travail qu'on ne peut dissocier de la dépense d'argent qui en est le but est ce qui nous relie aux autres et nous positionne à leur égard. Quand on échange des biens ou des services on le fait avec des concitoyen-nes. La dimension sociale est primordiale et bien qu'inavouée on peut parfois la concevoir comme le mobile premier qui pousse des personnes à aller faire leurs courses pour parler de la pluie et du beau temps à la caissière, aller chez le médecin en prétextant une légère toux et pouvoir raconter les derniers potins à son docteur, se faire couper les cheveux pour lâcher ses commentaires politiques, etc... tout ça pour discuter le bout de gras.
La solidarité du quartier ou du village. Un grand abattoir dans un petit village c'est toujours d'abord des emplois aux yeux des locaux. Qu'importe si ces emplois sont précaires ou dégradants, humiliants, l'embauche semble toujours être la condition première. Qu'importe si les conséquences écologiques et sociales d'une telle entreprise sont désastreuse en aval ou en amont de la chaîne de production, ce qui compte pour les employés c'est ici et maintenant. Ces employés sont des maris, des femmes, des frères, des oncles, des voisins, des amis qui rassemblent des populations entières autour d'activités de production éthiquement douteuses mais rarement remises en question par excuse de pragmatisme.
L'habitude. Nous nous construisons autour de repères, ce sont nos petits rituels, nos habitudes, nos préférences qui rassurent par le maintien en place d'un environnement d'apparence stable et donc sécurisant. Il est difficile d'en changer puisque le changement même s'il est souvent revendiqué fait peur : on sait ce que l'on perd mais on ne sait pas ce que l'on gagne.
Il est donc difficile d'envisager un renversement, une révolution dans des modes de consommation qui impliquent des enjeux sociaux directs beaucoup plus larges.

La dimension d'exemple
La dimension quant à elle que je qualifierai d'exemplaire concerne l'effet indirect que mon acte peut et doit avoir sur les autres. La totalité de mes actes représente une philosophie, un mode de vie, une idéologie qui par son caractère pragmatique (en tant que succès ou échec sur le quotidien) remplit volontairement ou involontairement la fonction de montrer autour de soi. L'effet domino ou l'effet papillon peut dans cette démarche être le modèle d'un changement qui s'étale et de part en part atteint une majorité.
Dans une démarche décroissante par exemple il peut sembler que certaines pratiques paraissent extrémistes dans la mesure où elle sont tranchées et ne semblent pas laisser part à un compromis ou un juste milieu. Si on prend le cas d'une personne qui se sépare ou refuse d'utiliser un appareil électronique, technique ou technologique d'une manière dite radicale c'est aussi pour montrer la possibilité pratique d'une théorie bien que dans l'absolu l'emploi occasionnelle d'un GPS, d'un téléphone ou de je ne sais quel gadget ne constitue pas dans la singularité de l'acte une mauvaise chose en soi.
Dans la même idée un régime végétalien idéologique strict ne se base pas sur le caractère moral de l'acte en lui-même qui est de manger un produit animal puisque l'acte en lui-même n'est pas contestable. Mais la rhétorique simpliste et naïve qui consiste à dire que puisque l'animal est mort il n'y a plus de considérations ni d'implications morales à son égard doit définitivement disparaître. En effet l'éthique concerne ici les conséquences générales d'une pratique en tant qu'un ensemble d'actes et l'excuse qui réduit l'intention à la singularité de l'acte n'est plus acceptable.
Toujours dans une vision pragmatique je me demande quelle valeur accorder à un discours qui se revendique du changement quand ce changement ne trouve pas de mise en application concrète. Les moralistes et donneurs de leçons sont nombreux mais je reste convaincu que les actes font plus d'échos que les belles paroles des beaux parleurs. À quoi bon dire « s'indigner » quand cette indignation ne bouleverse pas vraiment ? Combien de fois entend-on des citoyens dire que telle ou telle situation est « révoltante » ou « indignante » et quand bien même ils pourraient agir, ils ne font que se plaindre et contempler le désastre.


Le changement pratique
D'une manière pratique c'est simple. Arrêter d'acheter certains produits pour en favoriser d'autres ce n'est pas compliqué et ça fait de l'effet. Favoriser le commerce le plus direct possible en s'assurant de la provenance et des modes de production. Récupérer et glaner inscrit la consommation dans un autre rapport que l'économique. C'est une manière contestataire de mettre en évidence l'absurdité d'un système de production qui classe de manière arbitraire des denrées consommables et permet de réduire le poids individuel de ceux qu'on appelle les freegans dans le calcul final. Manger une banane des poubelles c'est ne pas favoriser le système économique qui l'a faite arriver jusqu'ici. C'est pour cette raison que je trouve indécent de payer des fruits exotiques que la main d'œuvre qui l'a produite ne peut pas s'offrir alors que la moitié de la récolte finit aux poubelles, et il est personnellement difficile de participer à ce système et ne pas vivre des « déchets » du capitalisme quand on sait qu'ils pourraient nourrir celles et ceux qui en ont besoin.
La difficulté de perception
Il est difficile de voir les changements qu'impliquent de tels choix. Travailler sa vertu personnelle peut sembler plus facile car plus perceptible, en s'améliorant soi-même on perçoit au fur et à mesure un changement, une amélioration. Ce n'est pas le cas avec une entreprise globale, mondiale. C'est également pour cette raison qu'il est si difficile de s'accrocher à de telles convictions et c'est une excuse qui nous fait rejeter toute pratique ne semblant avoir d'effets. « À quoi bon, ça ne changera rien ? »
Une illusion ?
Agir de la sorte n'est-ce pas une illusion qui n'a pour finalité que se donner bonne conscience ? On en revient à l'antique question socratique qui demande ce qu'est un homme ou une femme bon-ne. Peut-on se satisfaire de vouloir faire le bien pour être bon ? Une éthique quelle qu'elle soit doit de mon point de vue se réaliser en actes. Il ne suffit pas de s'indigner intérieurement, encore faut-il traduire ses pensées en action. Arborer des t-shirts et des pins clamant la révolution et l'anarchie ne fait pas de moi un révolutionnaire ou un anarchiste. C'est au contraire ce genre de simulacres qui donnent pour moi bonne conscience en affichant son idéologie. Mon pragmatisme tendrait à me faire dire que seuls les actes font vérité. L'engagement en tant que tel ne peut être qu'un engagement par des actes. Il reste à savoir si l'engagement est un acte éthique.




vendredi 27 septembre 2013

L'animal a-t-il un visage ?

Dans son travail de déconstruction de l'idéal humaniste anthropocentriste la philosophe Elisabeth de Fontenay montre comment la pensée a voulu déterminer l'essence humaine, le propre de l'homme en cherchant quelles caractéristiques le différencieraient du reste du règne animal.
Mais les sciences et la connaissance approfondie de l'animal et de son comportement notamment avec le développement de l'éthologie ont repoussé tour à tour toutes les barrières qui séparaient l'humain de ses amis les bêtes. D'Aristote qui affirme que seul l'homme possède la raison jusqu'à Heidegger qui dit que l'animal n'a pas de monde les philosophes s'évertuent à mettre l'homme au dessus des animaux. Et l'hypocrisie permanente soutenue par la flexibilité lexicale permet à tout philosophe de redéfinir la "raison" quand celle-ci se rapproche trop d'une activité cérébrale animale ou de changer le sens de "monde" quand on découvre que certains animaux partagent une conscience d'un environnement.

Le propos n'est pas ici (on pourrait y passer des heures) de blâmer les philosophes qui persistent à vouloir s'ériger en maîtres et possesseurs de la nature. Finalement en affirmant que l'homme a toujours "un plus" qui fait de lui une espèce singulière la spéculation philosophique sur lui-même n'est jamais achevée et c'est ça qui est intéressant. Le paradoxe voudrait alors nous faire comprendre que plus l'homme découvre l'animal comme proche de lui-même (en changeant la nature des différences) et plus il s'enfonce dans sa quête de singularisation, plus il se découvre animal et plus il se découvre animal singulier !

Quand on lit les philosophes, quand ils parlent de morale, quand ils parlent de politique, quand ils parlent de comportement ils se réfèrent toujours à l'animal rationnel, doué de raison, logique, conscient, qui éprouve des émotions, qui a des sentiments, qui pense dans le futur, etc... et c'est la manière philosophique de décrire l'être humain. Pourtant les sciences montrant que ces caractéristiques sont partagées par d'autres animaux (lisons les travaux de Marc Bekoff pour nous en convaincre) nous pouvons nous interroger sur tout le travail philosophique, sur toutes les réflexions déjà établies dans une démarche d'élargissement de leurs logiques. En effet, si par exemple Kant a écrit une morale pour les êtres doués de raison c'est parce qu'il ne pouvait la réduire à l'homme, pensait à d'éventuels esprits supérieurs (ou divins) et pourquoi pas des extra-terrestres. Mais une fois la barrière de la rationalité franchie par certains êtres vivants, la morale est supposée restée la même.

Ce que je propose là est issu d'un entretien accordé par Levinas et dans lequel il revient sur l'expérience du visage notamment celui de l'animal. Avant de découvrir cet article et en lisant la théorie du visage de Levinas, tout comme on pourrait lire la théorie du regard de Sartre, je n'ai pu donner ces idées un caractère plus large que celui pour lequel elles avaient été écrites. La question que l'on peut se poser est donc de savoir si le visage tel que l'entend Levinas, c'est-à-dire comme événement métaphysique qui ne peut s'expliquer par ses détails, par comparaison, est le propre de l'homme ou non. Si c'est un événement métaphysique c'est en tant qu'il y a quelque chose dans celui-ci qui dépasse les simples traits, qui dépasse la simple juxtaposition de ses éléments. Levinas ajoute également ceci qui est primordial : le visage est fondement de l'éthique en tant qu'il renvoie à l'autre.

En lisant ça on ne peut mettre de côté le regard de toutes ces bêtes qu'on mène à l'abattoir, on ne peut ignorer la relation la plus simple et la plus intuitive qui naît de la rencontre avec un animal et qui passe sinon par un visage au moins par des yeux, une bouche, une tête. Les yeux sont fondateurs. Les yeux en disent plus long que n'importe quel mensonge. L'expérience de la honte qui est portée par le regard d'autrui telle que la décrit Sartre se manifeste à travers le regard animal autant si ce n'est plus que l'homme. Car l'animal ne dit mot mais il observe, il est attentionné à notre égard parfois plus que nous-même.
Avant d'aller plus loin il faut faire une différence et une remarque sur l'idée d'animal. Vouloir définir l'homme en tant qu'animal particulier n'est pas absurde dans la limite où les critères sont pertinents mais de la même manière parler de "l'animal" en général est complètement absurde dans la mesure où l'homme est un animal mais où la biologie regroupe avec ce concept la puce et le mouton, le vers microscopique et l'éléphant. Ainsi il ne faut plus se demander si l'animal a un visage puisque de toute évidence il ne saurait exister d'entités qui toutes regroupées sous le terme d'animal auraient de près ou de loin ce que l'on peut désigner par le mot "visage". De la même manière, si les barrières entre l'homme et certains animaux tendent à s'effondrer il ne faut pas naïvement mettre au même rang et pour tous les critères l'humain et tous les animaux de toutes les espèces.

À partir de cette remarque et pour continuer notre réflexion sur le visage nous pouvons dire déjà deux choses. La première est de nous demander si ce critère du visage comme beaucoup d'autres n'est pas un critère trop arbitraire et qui viserait à élargir la classe des animaux moralement concernés aux autres, d'aute part on peut s'interroger sur le rôle du visage dans notre rapport à l'animal, aux animaux, à chaque espèce. C'est le visage qui exprime la douleur. C'est le visage qui exprime la mort. C'est par la bouche ou la gueule de la bête que sort le cri de la souffrance. Mais c'est par le visage que semble rayonner l'esprit, la conscience, la voix intérieure. Les yeux d'une vache ou les yeux d'un chaton sont différents mais nous les comprenons comme des yeux, comme les organent qui permettent aux individus en face de nous de nous regarder, de nous percevoir. Toute personne qui fait ou a fait l'expérience de la compagnie d'un animal sait comment un chat ou un chien peut miauler ou gémir mais surtout fixer son regard pour communiquer. Nous sommes sensibles aux animaux qui ont des yeux et un visage parce qu'ils nous ressemblent un peu.

À l'inverse quand l'animal n'a pas de visage il est plus difficile de prendre conscience d'emblée de sa capacité à sentir, à percevoir, à connaître, jusqu'à ignorer sa conscience de la vie. C'est plus facile de tuer un moustique ou des petites bestioles sans yeux qui nous font face. Car le visage culpabilise et l'absence de visage, l'absence de regard déshumanise, soulage la conscience. Ce n'est pas tant la taille des bestioles en tant qu'elles sont plus petites qui fait qu'elles nous paraissent encore plus insignifiantes, c'est parce qu'avec elles n'est pas possible à l'échelle classique de faire cette expérience du visage comme événement métaphysique et fondateur de l'éthique.

Pour finir, le côté pratique : vous qui mangez de la viande, n'y autait-il pas une différence si vous deviez faire face à l'animal vivant, si vous deviez affronter son regard et en même temps que vous lui tranchez la gorge avec une lame bien effilée vous resteriez là à fixer ses yeux pour y voir la vie s'en échapper. C'est sûr que c'est plus simple quand on achète de la viande industrielle sans yeux, sans rien d'animal sinon la chair.

mardi 17 septembre 2013

Le mythe de l'animal comme animal



ou
Le cercle vicieux de la représentation de l'animal comme objet-machine.

Les enjeux sont toujours les mêmes : comment considérer l'animal d'un point de vue éthique, juridique ou biologique. La thèse antique de l'animal-machine de Descartes n'est plus à rappeler ni même à réfuter. L'imaginaire collectif croit donc avoir dépassé cette idée saugrenue qui voudrait faire des animaux de simples corps mécaniques qui ne pensent plus, qui ne sont soumis qu'à leurs instincts les plus primaires. L'humain non averti croit donc savoir que l'animal, lui aussi possède une forme plus ou moins évoluée de ce qui se rapproche d'un esprit et qui gouvernerait son corps, tout comme l'esprit humain commande cet amas de chair et d'os qui constitue son enveloppe matérielle. Bon.
Le commun des mortels se fait une représentation de l'animal qu'il croit moderne, c'est-à-dire ayant surmonté, dépassé et refuté les erreurs des lumières, contemporaine et actuelle dans l'idée que cette représentation coïncide avec la realité partagée par le plus grand nombre. J'aimerais pouvoir partager cette thèse enthousiaste qui ferait de l'animal un être pouvant prétendre à une certaine dignité que lui avait enlevé le philosophe de la méthode. Malheureusement, la réalité qui s'offre à moi me fait voir que la représentation archaïque de l'animal s'est en fait incarnée, elle a littéralement intégré la chair de l'animal, son corps tout entier et l'en a fait une machine.

"Les mangeurs de viande ne mangent plus des animaux"

La rhétorique du mangeur de viande tourne souvent autour de la bonne chair, de l'animal ayant bien vécu et par un raisonnement logique légitime et très simple il associe la bonne viande à un bon animal. Si seulement c'était vrai ! Bien qu'il soit clair qu'il faille défendre une abolition de la viande, nous devons nous accorder, militants du droit des animaux, pour préférer ne serait-ce qu'un retour de "vrais" animaux d'élevage. Nous ne parlons pas des petits fermiers mais des industries agro-alimentaires qui fabriquent de la matière. Les animaux ne sont plus des êtres vivants au sens où nous nous les représentons, au sens où nous nous figurons ces petits êtres tout mignons qui hantent ironiquement tous les emballages de bouffe.
Nous pensons avoir cessé de faire de l'animal une simple machine alors que le rapport indirect mais pourtant le plus important (et le plus néfaste) que nous entretenons avec lui est celui de l'usage, comme un utilisateur à une machine, comme un consommateur à un objet. Le parallèle est et sera toujours critiqué mais il faut comprendre en quoi cette logique qui fait se dissoudre l'animalité de ces êtres est la même qui a fait dissoudre l'humanité qu'il pouvait rester des victimes des camps de concentration. Devenir une chose c'est perdre tout ce qui fait que l'on est ce que l'on est.


L'illusion ? Le mythe ? C'est toujours le même. En nous faisant croire que nous avons dépassé Descartes par un imaginaire collectif qui anthropomorphise l'animal de manière outrancière, l'industrie en profite pour réduire au maximum ce qui rapproche l'animal de l'homme. Le cercle vicieux nous entraîne dès lors que cette réduction, cette néantisation, cette transformation de l'animal en objet nous aveugle, nous écarte d'une réalité, et nous éloigne de toute prise de conscience. Car il est toujours plus facile pour le mangeur de hamburgers de se mentir et se dire que, finalement ce n'est pas si grave puisque ce que mange ce n'est presque plus du vivant, ce n'est presque plus de l'animal. Une fois l'existence de l'animal niée en tant que telle on peut déployer tout le système industriel qui confine les êtres "vivants". L'animal n'est plus animé. Il se réduit à sa fonction de production de matière première. Il n'est plus animal, il est directement viande, il est n'est plus que machine à lait, machine à œufs.

lundi 26 août 2013

Progrès et technoscepticisme

Si la philosophie doit être pratique c'est pour nous guider dans nos actions, dans nos choix. Se questionner sur les technologies et l'éthique est un exercice qui doit articuler le regard critique du progrès scientifique et technique avec l'élaboration de valeurs morales avec lesquelles il doit s'accorder. Je parlerai ici de technoscepticisme en tant que refus de croire aveuglemment que les sciences et la technologie soient consubstantielles aux avancées sociales : le progrès technique n'est pas intrasèquement un progrès social. Ce discours peut paraître réactionnaire car il critique des  habitudes et des biens symboliques de la démocratie. Vouloir s'émanciper de l'utilisation des produits techniques semble aller contre le processus occidental de développement. Mais en essayant de souligner les nuances d'une pensée de la prudence il est important d'étouffer l'amalgame simpliste qui voudrait faire crier à la technophobie comme peur irrationnelle et donc déraisonnée des sciences et techologies.
Le progrès technique n'est pas consubstantiellement un progrès social ou politique.
À quoi sert un téléphone ? Quel est le but de l'agriculture ? Pourquoi utiliser les réseaux sociaux ? Pour être clair et direct, il ne faut certes pas diaboliser l'Iphone, Facebook ou la manipulation génétique en tant que telle mais il est tout aussi sûr que leur utilisation n'est pas forcément bénéfique et parfois indirectement ou directement dangeureuse.
On n'arrête pas le progrès technique : les appareils et réseaux téléphoniques sont de plus en plus performants, c'est indéniable. Si le technicien doit se demander comment il peut faire, le philosophe se demande s'il est nécessaire de le faire et quelles conséquences en découlent. Les moyens de communication évoluent dans leurs formes, qu'en est-il de leurs contenus ? Les gens peuvent davantage communiquer, le font-il ? D'une manière quantitative certainement mais qualitativement ? Peut-on espérer une progression du lien social ? Peut-on espérer plus de solidarité ?
On pourrait penser naïvement que les sciences et les technologies ne sont que des outils au service de leurs utilisateurs. Ainsi on comprendrait qu'avec il y aurait à la fois plus de solidarité comme davantage de délation et de surveillance.
Comment argumenter dans le sens d'une perte de l'humanité ? Le premier argument est celui de l'assistanat et la perte d'autonomie. Comment le comprendre ? Si on part de l'idée que la technique, la science et la technologie sont développées pour aider l'humain à vivre en extrapôlant on en arrive au risque que la machine nous remplace peu à peu en nous soulageant au début pour finalement tout faire à notre place et nous laissant inertes, dépossédés de nos moyens d'action et de vie. Cet argument est simple mais jusqu'où est-il convaincant ? Le second plus subtile en découle et tient au fait que la confiance accordée à la machine coûterait la confiance perdue en l'humanité. Le risque est de croire que le vivant et le vivant complexe que représente l'humanité puisse être synthétisée, reproduite mécaniquement à la perfection. Jusqu'où la machine peut-elle se complexifier pour rendre compte des nuances infimes de l'humain ? Comparer la machine est l'humain est dangeureux puisque si la machine semble si parfaite c'est qu'elle est un mécanisme simple et simplifié qui devient une norme pour le vivant.
Un autre raisonnement très simple consiste à se demander s'il est possible d'effectuer les mêmes choses, d'avoir les mêmes résultats avec des moyens différents. Peut-on individuellement vivre sans téléphone ? La réponse de fait est positive. Cela ne signifie pas pour autant se couper du monde et arrêter d'avoir une vie sociale. Le discours conservateur qu'on pourrait attribuer à tort se résumerait dans l'idée qu'on faisant sans avant. La question est plutôt de se demander qu'est-ce qu'on veut faire ?
Ne confondons nous pas but et fonction ? À quoi cela nous sert-il ?
Le téléphone a-t-il révolutionné ou même simplement vraiment changé la nature des liens sociaux ? La structure familiale est-elle différente ? La hiérarchie est-elle bouleversée ? L'adultère perdure tout comme l'exploitation et la surveillance des dominants sur les dominés. L'œil et l'oreille du patron ou du flic est partout avec nous maintenant, alors contents ?
Des caméras de surveillance pour faire diminuer la criminalité ? Pourquoi ne pas développer une justice sociale en amont ?
Des légumes génétiquement modifiés pour plus de rentabilité ? Pourquoi ne pas commencer par arrêter de gaspiller la moitié du stock mondial qui est produit ?

Le problème est de remettre toute une confiance politique aux mains des experts, savants et techniciens censés trouver des solutions aux problèmes qu'ils créeent. Il est regrettable de croire que les solutions politiques sont de nature technique ou scientifique. L'essence de la vie politique reste le social, l'humain. La crise du pétrole ou l'absurdité du nucléaire ne doivent pas attendre passivement des solutions technologiques pour agir. Les solutions existent autant qu'il est possible de repenser nos modes de vie. Avons-nous besoin d'être joignables à chaque instant ? Avons-nous besoin de gagner la capitale en moins de deux heures ?

L'illusion de la démocratie. Internet est révolutionnaire c'est indéniable. Mais au delà des progrès techniques, quels sont les véritables progrès sociaux ? Va-t-on lutter plus efficacement contre l'illétrisme ? La possibilité de partager des données est-elle mise en œuvre concrètement quand les moyens physiques ne sont pas envisageables, quand la censure gouvernementale tient toujours le peuple dans l'ignorance ? C'est la même problématique qu'avec la télévision : à quoi bon avoir des millers de chaînes si il n'y en a pas une qui soit intéressante ? Bien sûr chacun y trouve plus ou moins son compte car dans la profusion et la diversité on est submergé de couleurs et de divertissement.

Je suis sceptique car il ne faut pas attendre de la technique ou de la science qu'elle nous soigne si c'est elle qui nous rend malade, il ne faut pas attendre de la science ou de la technique qu'elle nous rapproche si c'est elle qui nous éloigne, il ne faut pas attendre de la science ou de la technique qu'elle nous apprenne ce que l'on a pas besoin de savoir sans elle.

vendredi 10 mai 2013

Libération animale

Autonomie, Indépendance et Liberté
Que signifie la libération animale ? Derrière cet idéal animaliste peuvent se cacher différentes manière d'aborder la possession des animaux non humains de leurs propres vies. Les défenseurs de la cause animale défendent l'idée d'une libération animale, dans l'optique d'une déconstruction des rapports de domination que l'homme entretient sur les autres animaux. Il est néanmoins trop facile de vouloir réduire cet idéal de libération à une simple ouverture de cages aux oiseaux. De toute évidence la libération animale est une entreprise de long terme qui peut s'incarner dans différentes modes de pensées et d'actions. La première étant bien sûr un changement radical d'alimentation. Ce que j'aimerais pointer maintenant est la nuance qu'il est nécessaire de garder entre l'indépendance et la liberté. Cette différence est capitale dans l'idée d'une société future où les animaux seraient libérés. Même si la question des droits des animaux est primordiale, il s'agit ici de traiter d'un point de vue purement pratique, pragmatique, de la possibilité d'animaux libres.
Liberté et indépendance : l'animal libre est-il indépendant ?


Libre ne veut pas dire indépendant, indépendant ne veut pas dire autonome. Il est facile pour les sceptiques d'une libération animale de conclure rapidement sur l'impossibilité d'un changement de la condition animale en raison de leur dépendance à l'homme. L'argument est simple : cela fait tellement longtemps qu'ils sont domestiqués que les animaux ne peuvent plus devenir sauvages. La réfutation de cet argument me paraît tout aussi simple : premièrement si le processus de mise en liberté des animaux semble impossible il faut se poser deux questions sur la domestication originelle. Les animaux sauvages ont-ils été domestiqués d'un seul coup ? Si c'est le cas, alors pourquoi ne pourrait-on pas penser que l'inverse serait tout aussi possible ? Si ce n'est pas le cas, pourquoi devrait-on penser que l'inverse est impossible ? Y a-t-il un argument en faveur de l'irréversibilité d'un tel processus ? Ce qui nous amène à la deuxième question : si un changement de leur condition est impossible, doit-on sous-entendre qu'il y aurait une essence, une nature de l'animal domestiqué ? Doit-on penser, d'une manière très judéo-chrétienne, que l'animal est destiné à servir l'homme ? À notre époque il s'agirait de malhonnêteté intellectuelle de penser ça (ou encore d'une folie religieuse). Nous partons donc de l'idée que les animaux peuvent dans l'absolu être libres. La ridicule histoire de l'humanité, celle que racontent les scientifiques et pas les fanatiques créationnistes, nous montre que l'animal n'a pas attendu l'homme pour être libre, bien au contraire !
Simplement, il est évident de reconnaître qu'un mécanisme de libération animale ne peut se faire du jour au lendemain. Il ne s'agit pas ici encore d'établir une stratégie mais plutôt de mettre en évidence des différences fondamentales. Quelle sont les limites de la liberté animale ? La liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres. La liberté de l'animal s'arrête-t-elle où commence celle de l'humain ? Jusqu'ici l'animal est plus qu'un esclave, il est un objet, un instrument, une matière première pour l'homme. La libération vise à redonner à toutes les espèces un niveau de dignité, une valeur. La question cruciale est de savoir à quel point l'animal peut-il se détacher de l'homme ? Notre vision du monde actuelle est globalisante, holiste. Nous ne pouvons concevoir une planète divisée en deux avec d'un côté les humains et de l'autre les animaux non humains. Cette conception est simplement impossible. Nous devons comprendre alors que lorsque nous parlons de libération animale nous ne nous projetons pas dans un univers hermétique coupé de tous rapports avec les autres animaux.
 L'homme est-il vraiment libre et vraiment autonome ?
Il ne faut pas projeter dans l'animal une liberté que l'homme n'a pas.
Je trouve maladroit de vouloir rendre l'animal indépendant dans le sens strictement étymologique qui voudrait le couper de tous rapports de dépendance avec l'homme. La liberté n'est pas une stricte indépendance. La conscience globalisante, notamment au cœur des traditions bouddhistes,  devrait nous faire comprendre que nous dépendons tous des uns et des autres. Il est vrai que ces liens peuvent être des rapports plus ou moins prononcés de domination mais il ne faut confondre ni liberté et indépendance ni dépendance et domination. Le point majeur de la lutte pour les animaux est cet axe de domination et d'émancipation. Une harmonie homme-animal est-elle envisageable en dehors des rapports de domination ? L'homme dépend de l'animal et l'animal de l'homme, mais jusqu'à quel point ? Une analogie avec la société humaine pourrait nous éclairer : deux individus libres peuvent-ils dépendre de l'un à l'autre ? ou encore deux individus qui dépendent de l'un à l'autre peuvent-ils être libres ? Chaque être humain vient au monde et dépend d'emblée d'une communauté d'êtres. Pourtant il est concevable une liberté collective.

L'autonomie d'un animal est possible car elle a existé et existe encore. Mais un animal autonome, en tant qu'il n'a besoin de rien ni personne pour lui dicter sa conduite ou lui fournir les moyens de vivre ou survivre, a toujours besoin de moyens matériels. Une différence classique et quelque peu désuète fait de l'homme un animal qui vit et non pas un simple animal qui survit. L'animal autonome est un animal qui se débrouille tout seul, qui trouve sa nourriture et se fait son abri. Jusqu'où se détacher alors de l'animal pour sa défense ? Doit-on laisser des espèces en voie de disparition au nom de l'indépendance et de l'autonomie ? On voit bien que les limites d'une conceptualisation de la libération animale ne sont pas encore tracées de manière uniforme. J'imagine pourtant bien à terme un monde dans lequel il n'y aurait plus de barrières, plus de clôtures, où les bêtes pourraient circuler librement et ne seraient pas considérés comme des potentialités financières. Mais ce monde n'existe pas encore pour l'humain alors peut-on l'espérer pour l'animal ? Ceci doit malgré tout nous montrer qu'une même logique gouverne la domination des uns sur les autres, individus, classes, espèces et que c'est un même système de domination qu'il faut mettre à bas.

jeudi 25 avril 2013

Domination et émancipation

Comment concevoir les concepts de liberté, émancipation et domination à travers les deux mondes humain et animal ? Peut-on élaborer ces concepts différemment selon s'ils s'appliquent à l'humain ou l'animal ? Doit-on au contraire penser la liberté animale sur le modèle de l'émancipation humaine ? Ou inversement ? L'homme peut-il encore se penser et penser le reste du règne animal sur le mode de la nature définie ? Comment faire pour penser la liberté de l'animal à partir de l'homme quand l'homme prend lui-même l'animal comme modèle ? Et comment faire quand il tente de penser sa liberté en opposition au déterminisme animal ?

Existe-t-il des sociétés animales non humaines qui fonctionnent sur un modèle anarchique ? Admettons que tout groupe social animal soit conçu dans un rapport de soumission et domination. L'homme peut légitimement vouloir échapper à ces systèmes mais jusqu'où le peut-il ? L'homme peut-il construire une société humaine dépourvue de tout rapport de domination ? La question se pose alors sur un plan strictement humain, politique : peut-on abolir tous les rapports de domination au sein de l'espèce humaine ? Mais l'interrogation renvoie aussi aux rapports que l'humain peut entretenir avec le reste du vivant animal : si l'animal s'inscrit naturellement dans des rapports de domination, peut-on ou doit-on chercher à les abolir ?

Jusqu'où sommes-nous libres de déterminer notre nature et celle des autres ? L'histoire nous a montré que le vivant varie au gré du temps et de la volonté des êtres qui le composent. Nous avons toujours à faire à un double discours qui oppose la volonté de se conformer à une nature qui fonctionne à la volonté de s'en détacher dans une démarche dite de progrès ou de modernité. Il y a une limite à l'apparente nécessité de maîtrise des lois qui régissent notre monde vivant dans l'incapacité à les dépasser.

dimanche 17 mars 2013

Introduction à l'insulte

Peut-on réduire l'insulte à un trait du langage ?  Peut-on réduire le langage alors un de simples faits linguistiques ? Mais que serait alors un simple fait linguistique ? Doit-on réduire la linguistique à l'étude de la grammaire et la phonétique ? L'insulte en tant que phénomène à part entière du langage pose des questions fondamentales sur le fonctionnement d'un outil de communication social. L'insulte peut être vue comme un fait social mais comment l'aborder ? Peut-on réduire l'insulte au vulgaire ? Qu'est-ce que le vulgaire ? Ce qui choque en société ? Le vulgaire s'oppose-t-il à la politesse ? Le vulgaire peut-il correspondre à des normes universelles admises par la plupart des sociétés ? Le vulgaire s'étend au delà du langage verbal. Le vulgaire prend des allures de comportement, de prises de positions, de modes de vie et de vies elles-mêmes (on peut dire d'un être humain, d'une personne physique et morale comme entité individuelle qu'elle est vulgaire dans tout son être). Mais si le vulgaire ne se réduit pas au langage verbal, le langage vulgaire ne se réduit pas à l'acte verbal non plus. L'insulte peut autant être une insulte incarnée par la posture, par l'acte. L'acte gestuel est l'exemple flagrant de l'insulte qui n'est "dite" à proprement parler (...).
Mais que dit-on quand on dit de quelqu'un qui peut aller se faire mettre ? La référence à une pratique homosexuelle en tant qu'elle est dévalorisée fait-elle de celui qui profère de telles paroles quelqu'un d'homophobe ? Si c'est un homme qui dit ça à son partenaire ? Si une personne noire interpelle une autre personne noire en l'affublant du terme de "négro" doit-on y voir un signe de xénophobie ? Il faut alors prendre en considération le locuteur, le destinataire, la situation, le contexte.
Un mot seul, isolé n'a pas de sens. Il ne prend sens que dans un contexte (à l'intérieur d'un ensemble d'autres mots qui forment un énoncé) et dans une certaine situation (à un certain moment, à un certain lieu, dans certaines circonstances...). Pour autant peut-on dénuer d'une valeur ou d'un sens originel et se débarrasser d'une certaine responsabilité de nos propos derrière le masque de l'humour, de l'ironie ou de la simple métaphore ? Il faut alors s'intéresser aux mécanismes cette fois-ci plus stylistiques qui forment des idées par associations de mots et se demander jusqu'à quel point l'ensemble prévaut sur la partie ? Existe-t-il une classe de gros mots, de mots vulgaires ? Tout mot ne peut-il pas, par construction de sens, d'idées, devenir élément de l'insulte ? Dans cette mesure, comment comparer deux énoncés recouvrant à première vue une même signification mais différant par leur niveau de langage et de vulgarité ? Si je dis "tu n'es qu'un gros con", cela a plus ou moins le même sens général que si je dis "ton quotient intellectuel est faible" mais l'effet sera probablement différent. Nous nous posons alors la question du langage comme acte dans sa dimension performative (dire c'est faire). Ainsi insulter est toujours plus que dire car c'est surtout un acte, l'expression d'une volonté de confrontation, la manifestation par la parole d'un geste, d'une position parfois violente que les normes sociales nous interdisent de réaliser. Ainsi même si l'insulte en est aussi souvent l'amorce elle constitue peut être surtout la substitution à la confrontation physique.
En quoi l'insulte se différencie-t-elle du juron ? L'insulte s'adresse à quelqu'un (ou quelque chose) alors que le juron semble plus neutre, plus impersonnel. Qu'en est-il vraiment ? Le juron ne renvoie-t-il vraiment à rien ? Peut-on le réduire à de simples émanations phoniques chargées émotionnellement dont l'étymologie certes assertée peut néanmoins être passée sous silence ? Jusqu'où le juron est-il un acte conscient ou une simple habitude du langage ? Peut-on changer cette habitude dans la forme sans changer le fond, la fonction ? Peut-on par exemple substituer une forme phonique à une autre, par similarité pour éviter le sens premier et conserver la forme du juron ? Peut-on dire "purain" à la place de "putain" en conservant les mêmes effets psychologiques ou sociaux ? Peut-on au contraire substituer un mot par un autre qu'on considère d'une vulgarité ou intensité similaire ou supérieure qui n'aurait alors pas la même forme ? Peut-on dire "banquier" à la place de "putain" quand on considère que le premier terme est beaucoup plus vulgaire, grossier ? Cela fonctionne-t-il ?
Le problème que l'on risque de rencontrer est le caractère social du langage et par conséquent de l'usage de l'insulte ou du juron. Il faut se demander le rôle, la fonction de l'insulte comme lien social, car composant et marqueur identitaire. Les niveaux de langage, les accents, les expressions définissent des groupes privés, des classes sociales, des régions, des quartiers... le relâchement relatif du langage par l'emploi ou le rejet de termes vulgaires marque clairement la place de l'individu dans son entourage et son rapport aux autres.
La question qui traverse toute cette réflexion est alors de s'interroger sur le fonctionnement du langage comme véhicule d'idées sociales et politiques. L'insulte et le juron sont des vecteurs d'idées contribuant aux discriminations. C'est le caractère paradoxal de l'insulte. Pour exister en tant que telle l'insulte doit être méprisante, elle doit signifier une volonté de supériorité sur l'autre. Sans se demander si elle doit ou ne doit pas exister, comment la comprendre dans ces rapports de domination ? Car si parfois elle semble n'être qu'un procédé linguistique, stylistique de métonymie, d'euphémie (réduire l'autre à quelque chose de petite, de vulgaire, d'insignifiant...) son usage répété nous fait ancrer subrepticement certaines vérités (mensongères) sur l'autre...
A suivre...