B/Politique du bricolage
Que traduit l'essor du bricolage d'un point de vue politique ?
N'est-on jamais mieux servi que par soi-même ? Comment
considérer alors le discours cynique d'une société qui place
l'individu en son centre et lui fait miroiter l'hyperpersonnalisation
pour mieux assouvir sa domination ? Comment concilier la
dimension autonomisante du bricolage avec sa face aliénante ?
1.Autonomie et soin
La crise économique actuelle qui ne trouverait, au dire des
financiers, que des solutions dans une relance de la croissance
laisse resurgir un goût pour le fait maison, le do it yourself
et le bricolé. Ces pratiques qui ne sont en rien innovantes ou
nouvelles montrent cependant par leur mise en avant de problèmes
liés à notre merveilleuse société de consommation. Du rejet des
plats préparés aux conserves de légumes pour des raisons de goût,
de santé, économique, contre l'obsolescence programmée à la
nécessité financière de ne pas perdre, de ne pas gaspiller ou de
ne pas jeter se croisent plusieurs raisons de se réapproprier la
création, la fabrication, la réparation de ce qui peuple notre
quotidien. Le bricolage pourrait être à une échelle individuelle
ou collective ce que le recyclage est à une échelle plus globale.
Encore faut-il préciser de quelle sorte de bricolage on parle.
On le comprend, pour soutenir un autre modèle économique et
politique que celui que nous impose l'idolâtrie de la croissance, se
développe l'idée qu'il faut se reapproprier nos objets, apprendre à
les comprendre pour mieux en prendre soin et voir dans chaque objet
une valeur potentielle d'utilisation prolongée ou savoir découvrir
une nouvelle vie à ce qui semble fini.
2.Le bricoleur capitaliste ou le bricoleur professionnel
Si l'on étend très largement le concept de bricolage jusqu'à celui
d'une appropriation amatrice d'un savoir-faire technique alors on ne
peut que constater l'emprise florissante du capitalisme et de la
société de consommation. La possibilité de faire soi-même est une
aubaine pour les créateurs de l'électro-ménager qui peuvent faire
rentrer dans nos chaumières encore davantage de machines ou d'outils
plus inutiles les uns que les autres. La volonté de faire soi-même
s'attache à l'ambition de faire comme un pro, d'ailleurs les
spots de publicité ne manquent pas de nous le signaler : avec
le magnifique machin-truc de la marque bidule vous pourrez faire ceci
ou encore mieux cela comme un vrai professionnel. Cette
remarque bien sûr pourrait s'étendre à n'importe quel type de
produit qui tire davantage sa légitimité qu'il est cautionné par
la figure du professionnel qui a remplacé celle de la célébrité.
Mais puisque cela reste une immense mafia capitaliste, ce sont
évidemment toujours les mêmes, seulement sous une autre casquette.
Les célébrités deviennent des professionnels d'une part et d'autre
part on assiste à une mise en avant des professionnels dans des
émissions qui les mettent en compétition. Puisque la victime ou la
cible finale est toujours la même : la ménagère de moins de
cinquante ans on met en avant ce qui lui plaît : la cuisine et
les cuisiniers !
Publicités, émissions télévisuelles et magazines ! Là
encore, toujours les mêmes proies : celles à qui on veut
vendre du rêve et faire faire ou refaire la décoration intérieure,
remettre au jardin, aux travaux créatifs. Quelle pile sera la plus
haute entre la mode et l'art déco dans la salle d'attente du
dentiste ? Sera-t-elle aussi haute que les magazines de voile et
de golf de chez l'ophtalmo ? Mmmh... mystère. Le bricolage
profite tellement au capitalisme qu'il serait aujourd'hui impensable
de fermer les magasins d'outils et de clous le dimanche ! Si
même le vieux barbu ne se repose plus le dimanche, le bricolage
pourrait-il devenir le nouvel opium du peuple ?
Il ne faut pas s'y méprendre, faire soi même sa maquette de
porte-avions ou monter son meuble ikéa n'est pas l'idée que je
défendrais du bricolage. Il n'est que sa reprise marchande qui sert
à rendre heureux les bourgeois qui peuvent alors mettre la main à
la pâte une fois tous les six mois pour se sentir proches du peuple.
Mais dès qu'il s'agit de changer une chambre à air de bicyclette ?
Décathlon est là pour ça ! Le bricolage au contraire n'a
besoin de rien. Ni machine à pain, ni machine à gaufre, ni machine
à pop-corn, ni machine à fondue, ni machine à ceci, ni machine à
cela... Le bricolage est un état d'esprit dans lequel on se porte
vers la création.
3.Recyclage, répétition, redondance
Je ne me trompe pas en disant qu'une société décroissante cherche
à produire moins de déchets, à les recycler davantage. Le problème
qui peut apparaître serait alors celui d'une perte de qualité des
objets liée à une certaine idée du bricolage, qui serait en
quelque sorte contre-productive en ce sens qu'elle continuerait à
générer des déchets. Il ne faut donc pas simplement opposé le
bricolage à l'industrie mais l'industrie à l'artisanat.
Malheureusement aujourd'hui c'est distinction tend à disparaître au
profit d'une image de l'artisanat-industriel. Notre réflexion doit
donc nous amener à une critique de l'objet de luxe. Entre l'œuvre
d'art et l'objet banal du quotidien il y a une dimension de
temporalité, de persistance, de résistance. L'œuvre se veut la
plus éternelle et l'objet simple devient de plus en plus jetable,
éphémère, consommable. Pourtant, l'objet de luxe n'est pas à
superposer sur l'œuvre d'art. Peut-on dire que posséder des objets
qui durent est un luxe ? Cela paraît absurde. Il y a une
tension, un paradoxe, un problème avec ces objets qui coûtent chers
et qui ne durent pas : où situer leur valeur ? La
technologie largement représentée chez le peuple par la téléphonie
et les ordinateurs (qui tendent à ne faire qu'un) est l'exemple le
plus flagrant. Est-ce un objet de luxe ? Dire que ce sont des
objets utiles ne suffit pas. Le luxe est le superflu. L'utile peut
être superflu. Le luxe se situe à un autre niveau. Nous devrions
tendre à une société qui produit des objets de qualité, des
objets durables qui ne soient pas luxueux or aujourd'hui nous sommes
dans une situation économique où acquérir des objets, des produits
de qualité devient un coût tellement élevé que cela apparente des
pratiques responsables et réfléchies à des habitudes de luxe.
D'une manière concise ce vers quoi il faut tendre n'est pas
seulement le bricolage par le recyclage de nos déchets mais la
réduction de ceux-ci par la production de qualité qui ne soit pas
réservée à une élite.
4.L'illusion de l'expertise ou l'éthique en toc
Quelle différence doit-on faire entre un bidonville et une zone
résidentielle de maisons en kit ? Est-elle aussi signifiante
qu'entre un meuble suédois et sa copie en bois de palettes ?
L'institution et la production en masse n'exclut pas la qualité
médiocre tout comme l'activité bénévole n'est pas le contraire
d'une œuvre supérieure. Les experts des finances, de
l'environnement, de l'énergie, de l'emploi, de l'éducation, etc...
ne valent en ce sens pas plus que n'importe quelle voyante
extra-lucide. L'industrie nucléaire est un triste exemple du niveau
d'inconscience et du manque total de maîtrise dont fait preuve la
classe dirigeante. Les experts sont censés nous rassurer par des
procédés dits « techniques » qui sont déguisés par un
charabia pompeux qui n'a qu'un seul but : masquer le bricolage.
C'est la forme vicieuse du bricolage créatif qui ne cherche pas à
créer de l'inédit à partir de pièces éparses et d'origines
diverses mais plutôt à donner l'apparence trompeuse d'une forme à
ce qu'elle n'est pas ou ce qu'elle n'est plus. Ainsi les experts
pensent qu'en mettant bout à bout les différentes membres de corps
décédés et avec une étincelle magique on pourrait donner
naissance à un monstre tel que le voulait Frankenstein.
5.Émancipation
Nous avançons sans
cesse vers un double monde d'hyperspécialisation de l'élite et
d'hypersimplification de la masse. Il ne faut pas confondre alors
l'expertise infinie par le haut et la spécification des compétences
par le bas. La classe dominante fait des grandes études dans des
domaines de plus en plus spécialisés et également spécifiques
mais ceci n'a rien à voir avec la spécificité de la tâche ou de
la simple compétence de l'ouvrier à l'usine qui est réduit à des
gestes répétitifs les plus simples possibles, les moins complexes,
les plus atomiques. L'industrie doit en cela son essor démesuré.
Tendent alors à disparaître ou à se raréfier les véritables
savoir-faire. L'écart se creuse et l'on est ou un spécialiste de la
théorie ou une force de matérielle pratique. L'hypersimplification
c'est la banalisation, le détachement de la réflexion à la tâche
manuelle, la substituabilité des ouvriers qui ne deviennent que des
humains-outils actionnant des machines-outils.
Alors le bricoleur
est celui qui cherche à ré-introduire du savoir dans l'agir pour se
réapproprier l'agir même. Le bricolage est la manière de dépasser
la simple tâche pour accéder à l'œuvre. « Il n'est pas
impossible de faire ce qu'un autre peut faire » c'est ce que se
dit tout un chacun face à une situation qui ne semble pas
insurmontable.