Quelle place pour le doute en éthique et en
politique
le doute contre le sceptique moderne
Nous avons facilement
tendance à concevoir le doute comme une position sceptique mais
l'attitude sceptique qu'il faut critiquer c'est sa forme fataliste,
celle qui doute du doute en soi, et qui donc ne doute pas. C'est
l'idée qu'il n'y a pas d'alternative. Qu'elle soit revendiquée ou
non, c'est une position partagée. Qu'on se dise conservateur ou
partisan d'un changement il y a un fond de conformité à la nature
des choses, à l'ordre cosmique comme la suprématie d'une loi
transcendantale immuable. Le changement on l'attend sans trop y
croire, ou encore on y croit sans trop l'attendre. C'est cette forme
d'espoir né d'un désespoir ou d'un désespoir qui naît de l'espoir
qui se meurt. La démarche répétée du doute s'essouffle, et le
doute lui-même devient objet du doute. C'est le doute hyperbolique
anticartésien : le doute devient son propre objet mais face à
son inefficacité il se renforce tout en s'affaiblissant. Plus je
doute et plus j'ai des raisons de ne pas douter car plus je doute et
moins je suis convaincu par la nécessité de douter. Car le doute
appelle la certitude et s'il ne se présente aucune certitude en
vient toujours une, celle qui prend la forme socratique du
non-savoir : le doute est lui-même incertain. Faut-il douter du
doute ? Non. C'est là notre point de départ. Il faut rejoindre
Descartes et s'accorder sur la certitude du doute qui se manifeste
dans le doute hyperbolique.
On peut concevoir le
doute en politique et en éthique comme une méthode, une direction,
une base nécessaire à la réflexion. C'est la position qui nous
incite à ne jamais rien accepter comme acquis, comme naturel, comme
éternel, comme allant de soi, comme transcendant, nécessaire ou a
priori.
En tant que position elle
n'est donc pas un rejet absolu, au contraire. Elle est une remise en
question qui doit permettre une refondation de n'importe quelle
affirmation, réflexion, position, jugement comportement, etc...
le doute contre l'opinion
La question qu'on peut se
poser, le doute qu'on peut émettre est celui de sa place dans les
discours éthiques ou politiques. Laisse-t-on suffisamment de place
au doute ? On peut douter de cela, et si l'on n'en doute pas on
peut douter de la nature du doute auquel on fait une place : le
doute qui est mis en avant en éthique ou en politique est-il un
véritable doute ? On peut douter de cela en se demandant s'il
n'est pas simplement réduit à ce qu'il n'est pas c'est-à-dire un
simple antagonisme, une opposition binaire. Ce que nous cherchons à
montrer c'est que l'opinion telle qu'elle est maîtrisée, organisée,
classée, rangée définit des positions qui ne sont jamais des
positions qui laissent une place au doute.
Ce point de départ
méthodologique peut être vu comme le symptôme d'une théorie plus
large ou comme une cause de cette même chose vue comme effet. Il
s'agit de l'accélération de la société d'information. On peut
alors voir la pauvreté d'opinion comme un effet d'une société de
consommation et d'hyper-production de l'information qui, résolue à
la quantité, ne ferait que réduire la qualité. Inversement, on peut
se demander si c'est l'appauvrissement de la qualité d'information
et de réflexion qui entraîne une accélération de la société
d'information.
Si l'on accepte la
deuxième thèse il faut alors à nouveau se demander ce qui produit
cet appauvrissement de l'information, de la réflexion et avec le
rejet du doute. Mais le contexte historique marquant l'avènement de
la société industrielle nous ferait pencher vers la première
hypothèse : la disparition du doute serait due au développement
d'une société capitaliste de production et de consommation. Cette
vision offre l'avantage de ne pas rechercher plus loin la cause du
phénomène que nous cherchons à mettre au jour sans pour autant
exclure l'idée d'un phénomène circulaire qui ferait de l'éclipse
du doute à la fois un effet et un facteur.
L'opinion c'est ce
jugement pré-établi qui est relayé par les institutions, les
médias, les intellectuels. C'est le contraire d'une réflexion.
C'est une affirmation qui peut être argumentée et construite mais
qui n'est pas mise en doute. C'est en cela une affirmation franche et
tranchée. Comment orienter notre discours contre cela ? Ne
risque-t-on pas de faire l'éloge d'un relativisme qui autant en
morale qu'en politique ne semble trouver d'échos nulle part sinon
dans les hautes sphères du libéralisme qui, ne nous en cachons pas,
est précisément ce contre quoi nous luttons.
Il faut choisir, il faut
décider, il faut s'affirmer. Mais l'opinion c'est le vote. C'est le
faux choix, la fausse décision, la fausse affirmation. C'est le
choix impersonnel, la décision objective et l'affirmation
universelle. Ce qu'il faut au contraire c'est la réappropriation du
choix, de la décision, et de l'affirmation. C'est pouvoir se
choisir, se décider, s'affirmer. Sans le doute le choix, la décision
et l'affirmation ne restent que de la consommation. L'opinion c'est
la mode, la tendance. Ce n'est pas l'éthique ou la politique, on
pourrait croire que ce n'est « que » de l'esthétique
mais ce n'est même pas cela. C'est la conformité à la norme. C'est
l'acceptation du système global.
Il n'y a donc pas de
différences à faire entre l'opinion d'un ministre, d'un leader de
parti ou l'avis d'un expert, d'un professionnel, d'un fanatique.
Entre ce qu'on nous dit qu'il faut dire, qu'il faut penser la forme
reste la même que les conseils de beauté, de cuisine, de shopping,
d'investissement en bourse. Les innombrables magazines de mode, de
cuisine, de finance ne valent pas moins que la majorité des
quotidiens. On choisit une opinion comme on choisit ses vêtements.
Ce n'est pas étonnant d'utiliser l'expression « retourner sa
veste » car il ne s'agit que de cela : l'apparence.
L'habit ne fait pas le moine mais le moine choisit son habit. Le
politique choisit la couleur de sa cravate. Et la politique
finalement ne se résume qu'à cela : une couleur, une nuance
avec des degrés plus ou moins affirmés. On émet une opinion comme
on met un bonnet rouge ou une écharpe bleue, pour montrer notre
appartenance à un groupe. On avance une opinion pour se démarquer
des autres, pour continuer à être dans le mouvement général
propre à une époque. Et comme la mode vestimentaire cela va
tellement vite, cela est tellement éparpillé que l'on a
l'impression d'être maître de ses idées, on a l'impression que
c'est sa propre idée qui nous rapproche d'un groupe. Or c'est le
procédé inverse. D'abord on se rapproche d'un groupe et ensuite on
cherche à coller aux idées. L'opinion c'est cela : on se
demande laquelle ressemblera le plus au groupe qui me définit, en
tant que je me définis par mon groupe.
L'opinion naît de la
simplification des raisonnements, des jugements qui n'ont que la
visée pratique et sociale qui est celle de l'identification à un
groupe politique ou éthique. Et c'est précisément ça qui pose
problème. Si elle permet de rapprocher les individus les uns des
autres en fonction de leurs intérêts, de leurs goûts, de leurs
idées, l'opinion en accentuant cette visée pratique occulte la
dimension primordiale de la construction personnelle et subjective du
jugement. Cette mise en retrait est d'autant plus sournoise qu'elle
ne constitue formellement qu'un raccourci puisque l'objectif est
toujours le même : se regrouper et se définir par rapport aux
autres. Ce n'est donc pas la socialisation, c'est bien de cela qu'il
s'agit, qui est remise en cause mais plutôt l'homogénéisation des
groupes, la tendance à la simplification, la réduction à des
antagonismes qui mènent à la pensée unique.
Ce qui manque par
exemple, concrètement avec les réseaux sociaux comme Facebook c'est
la place à un approfondissement de la critique. C'est la réduction
extrême à l'alternative : j'aime ou je n'aime pas. C'est
l'appauvrissement d'une réflexion qui trouve sa satisfaction dans le
choix politique gauche/droite qui est si pauvre que l'antagonisme
lui-même disparaît et où l'on se retrouve à confondre la gauche
radicale et l'extrême droite. C'est ça qui est grave, c'est ça qui
est en jeu et c'est le jeu même dangereux des politiques. Avec la
libre expression et l'idéal démocratique chacun y va de sa
« propre » opinion qui n'est jamais vraiment une opinion
personnelle, subjective et consciente et qui paradoxalement est une
fausse affirmation quand elle n'est que trop personnelle : « ce
n'est que mon opinion ».
Dire cela c'est tout dire !
C'est choisir de ne pas choisir. C'est dire sans affirmer. C'est un
bel acte contre-performatif. C'est faire le contraire de ce qu'on dit
en le disant, par le fait même de le dire. Dire que ce n'est que mon
opinion c'est affirmer en doutant. C'est s'avouer la valeur relative
d'un énoncé qui pourtant tend à la vérité générale et absolue.
Preuve alors que tout n'est pas perdu !
le doute contre la vérité absolue
C'est de l'opinion qu'il
faut douter. C'est d'autant plus parce qu'elle semble définitive et
absolue qu'il faut la remettre en doute. Il faut d'autant plus la
remettre en doute qu'elle semble indubitable. Nos comportements, nos
pratiques quotidiennes, nos habitudes de vie et de consommation sont
autant de repères stables, fixes qui ont par cette fonction une
extrême résistance au doute. C'est contre ce moulage du temps et
des traditions pourtant que vient se heurter la morale et l'éthique.
Le conservatisme se résume dans la croyance à un ordre des choses,
à des vérités universelles, absolues qui se développent avec le
temps, et qui donc acquièrent davantage de force que celui-ci passe
et nous dépasse. Il n'y a pas nécessairement de foi divine qui
suppose cette allégeance aveugle en des idées millénaires.
Intuitivement on peut se dire que si les choses sont comme elles sont
c'est qu'il y a une raison et que cette raison peut être historique.
Notre éducation nous a formé à faire confiance à nos
prédécesseurs et nous ne pouvons complètement nous démarquer de
cette tentation d'un passé qui était mieux que notre présent.
Puisque l'herbe est toujours plus verte chez le voisin et que
temporellement nous sommes nos propres voisins, nous voyons toujours
à la fois dans le passé et le futur l'idée du mieux. Le futur nous
étant inconnu, nous ne pouvons qu'espérer et nous en remettre à ce
qui est révolu. Ce postulat psychologique pourrait expliquer la
ténacité avec laquelle nous nous accrochons à nos repères.
Pourtant nous savons
aussi que les us et coutumes évoluent, sans quoi nous ne serions pas
dans la sublime ère de la modernité. Nous devons remettre en doute
ce qui semble acquis et qui ne l'est jamais vraiment. Le doute est la
création, l'adaptation aux situations nouvelles et évoluantes.
le doute et l'éthique
végétarienne
Pour
prendre un exemple concret considérons une pratique éthique qui est
celle du végétarisme. Celle-ci peut être motivée par plusieurs
facteurs : l'éthique animale, la diététique, l'écologie,
etc... et chacun de ses facteurs mettent en doute la position
classique de l'omnivorisme majoritaire. Pourtant contrairement à
l'idée reçue qui voudrait faire d'un végétarien quelqu'un qui a
toutes les réponses je préfère concevoir le point de départ de la
démarche éthique végétarienne comme une position sceptique de
mise en doute, de suspension du jugement. De ce point de vue il faut
considérer qu'il n'est pas nécessaire d'avoir toutes les réponses
aux questions qu'on se pose (encore faut-il vraiment se les poser)
pour prendre une position éthique qui est celle d'un refus. Ce
n'est, dans un premier temps, non pas parce que j'admets avoir trouvé
des réponses que je me découvre ou que je m'affirme végétarien
mais c'est au contraire parce que les fausses réponses ou les
réponses inexistantes aux questions que je me pose ne me permettent
pas de continuer à vivre dans le modèle majoritaire et absolu.
L'argumentation
primaire contre le végétarisme cherche à montrer au végétarien
qu'il n'a pas toutes les réponses ou que son système est faillible,
et les questions qu'il pose ne manifestent pas véritablement d'une
démarche réflexive mais d'une tentative d'invalidation de la
position adverse. Or un véritable dialogue doit commencer par une
véritable question, une mise en doute. Et c'est dans la mesure où
l'habitude de consommation de la viande n'est jamais vraiment remise
en doute que le dialogue avec le végétarisme a tant de mal à
trouver sa place.
Il y
a d'un côté les végétariens qui doutent et de l'autre les
omnivores qui ne doutent pas. Cette position est insoluble. Ce qui
est dommage c'est qu'une pratique de consommation de viande peut se
justifier dans une certaine mesure, en acceptant certaines prémisses
qui sont de l'ordre personnel. Mais en refusant de douter de
l'affirmation dépourvue de justification et réduite à un choix
personnel, la position non végétarienne se place dans l'absolu et
dans l'absence de justification.
On
pourrait ici développer très longuement pourquoi ce déni, le refus
du doute, est lié à des mécanismes de plaisir, et décrire la
société hédoniste dans son ensemble mais cela fera l'objet d'un
autre travail.
le doute pour la vérité
relative
Que ce soit en politique
ou en éthique et particulièrement avec le végétarisme, le doute
n'est pas qu'une simple suspension. Il est fondamentalement une
condition de possibilité de la vérité, de la certitude. Pour ne
pas reprendre la théorie épistémique de Popper qui ne considère
comme scientifique qu'un énoncé qui puisse être falsifiable, on se
contentera de dire que ne peut être que vrai et certain que ce dont
on peut douter. Et c'est parce qu'on peut en douter qu'une vérité
n'est pas absolue, c'est-à-dire que c'est parce qu'on peut en douter
qu'une vérité peut se justifier. Ce qui signifie également que ce
qui est indubitable est en fait relatif et non pas objectif et c'est
ce qui relève de la foi. La foi n'est pas justifiée car elle n'est
pas justifiable. Elle est cet indépassable de la raison qui est un
bien purement personnel. Le doute cherche au contraire des vérités
partageables, universelles.
On comprend qu'il faut
douter pour affirmer. Le doute est donc à dépasser. Mais il n'est
pas pour autant synonyme d'inaction. L'exemple précédent du
végétarisme le prouve. Il peut durer et servir d'arrière-fond à
l'édification de certitudes et persister tout en changeant de forme.
Le doute est donc à dépasser pour aller vers un autre doute. Le
doute s'approfondit à mesure que s'approfondit la certitude à la
fois de lui-même et de ce sur quoi il se porte en premier.
le doute méthodique plutôt que
circonstanciel
Si on
arrête de douter méthodiquement on risque de se retrouver dans la
position sceptique décrite plus avant, dans laquelle tout doute
devient impossible. Tchernobyl, Fukushima et les innombrables failles
du système nucléaire ont tout pour nous faire douter de sa
légitimité. Pourtant le déni général semble manifester du
dépassement de point de non-retour à partir duquel il devient
impossible de douter même dans des circonstances aussi douteuses que
celles-ci.
Douter
de tout, tout le temps ce n'est pas possible ni même souhaitable
nous l'avons vu. Il faut du doute pour s'affirmer mais il ne faut pas
attendre les problèmes pour douter car les problèmes éthiques et
politiques viennent du manque de doute. Le doute comme méthode
personnelle commence toujours par un événement, un comportement.
Pourquoi ne pourrais-je pas faire autrement ? Pourquoi ne
pourrait-on pas penser autrement ? L'origine du doute est un
sentiment, une question, un malaise. C'est la graine du doute qu'il
faut cultiver, qu'il faut arroser régulièrement. Le doute est lié
au possible. C'est à partir du moment où l'on doute que tout
devient possible. C'est également à partir du moment où l'on
imagine d'autres possibles qu'il faut douter. Le doute en éthique et
en politique doit donc servir de méthode, d'outil contre les
comportements et les systèmes en place. Mais il ne doit pas être
confondu à la simple critique superficielle qui se pose contre. Le
doute est plus que cela car il doit mener à l'auto-critique. Il doit
pouvoir non pas rassembler sous une même unité homogène des idées
ou des actes éthiques ou politiques mais favoriser la floraison
d'une multiplicité d'idées et d'actes nouveaux s'affrontant
réellement dans des dialogues fondés et sincères. On ne veut plus
entendre dire « je vous ai compris, je vais vous
ré-expliquer ». On ne veut plus de commissions du dialogue qui
s'écoutent parler. On ne veut plus de discours politiques qui ne
sont que images inversées les unes des autres, noir et blanc,
concave et convexe, droite libérale ou gauche libérale. On ne veut
plus de ces certitudes mortifères et confiances aveugles dans la
finance et la croissance, la maîtrise et le risque zéro.
On
veut qu'ils acceptent leurs erreurs, qu'il regardent en face leur
échec. On veut entendre dire que rien n'est parfait et que tout est
à faire.
On
veut croire qu'un autre monde est possible car on sait qu'un autre
monde est possible.
On
veut du doute.