Au moment où j'écris ces lignes, en 2016, et en France, je constate
que le mouvement végétarien et végane prend de l'ampleur dans les
milieux militants de gauche comme au sein de la société
capitaliste. Mais il faut toujours se méfier ! La réduction de
la consommation de viande ne va pas de paire avec l'antispécisme, et
le capitalisme rattrape toujours ses alternatives. Ainsi il faut
pouvoir critiquer la viande même bio, même certifiée, même
artisanale et les œufs même « maison ». Si c'est toute
une industrie et un mode de production que nous dénonçons,
certaines personnes estiment que plonger dans les poubelles des
supermarchés et en manger les restes peut s’accommoder avec des
exceptions à un régime végane. Le fait d'être détritivore ou
freegan en anglais
(néologisme formé à partir de free
gratuit et vegan)
permet-il d'échapper à des impératifs éthiques ou politiques ?
Le
capitalisme produit entre autres deux choses critiquables : une
industrie animale avec toutes ses conséquences éthique et
environnementale, ainsi qu'une quantité affligeante de nourriture
gaspillée, qu'elle soit végétale ou animale. Le système de
production qui est à l'origine de l'industrie animale repose bien
évidemment sur la sur-production et la sur-consommation, avec une
gestion des denrées qui génère inévitablement de la « perte ».
Il faut s'en indigner pour toutes les raisons qu'on connaît, sur
tous les plans (éthique, environnement, financier, humain, etc.).
S'il est nécessaire
de dénoncer le gaspillage, et s'il est plus pratique et souhaitable
de manger dans les poubelles plutôt que de contribuer financièrement
à la grande distribution, il me paraît incohérent d'assumer un
régime végétarien ou végane tout en continuant à manger des
produits carnés ou autres, même provenant des restes du
capitalisme. Voici donc quelques pistes critiques à ce propos.
1. L'économie
n'est pas seulement financière
Peut-on avoir une
position « neutre » et sortir du système économique ?
C'est toujours la question.
S'il
est vrai que c'est toujours préférable de consommer des produits de
récup plutôt que de les acheter, et s'il est plus commode de
transitionner vers un régime végétarien ou végane en commençant
par arrêter tout achat de produit carné, jusqu'où peut-on sortir
du système économique ? Ne pas donner directement de l'argent
à la grande distribution suffit-il à nous rendre irresponsable et
innocent ?
Encore
une fois, si c'est préférable, c'est insuffisant car l'économie ne
peut se réduire à la transaction financière. On pourrait
rapprocher la pratique de la récup du vol et dire que ce qui n'est
pas payé n'a pas d'impact sur l'économie. Alors on répondra que ce
qui est volé est payé. Ce à quoi je rajouterai que la
surproduction aussi est payée, c'est comme ça que fonctionne le
capitalisme.
Pour
sortir de cette équation il faut alors considérer l'économie des
biens et des services comme plus large que la simple question de
savoir qui paye et qui ne paye pas directement tel ou tel produit.
Car si la surproduction est payée mais n'est pas directement
consommée, c'est qu'elle dépend de la production vendue dans les
grandes surfaces comme les petits commerces. Un produit volé ou
récupéré est un produit en moins que l'on ne paiera pas.
Si
on adopte une vision de l'économie comme la distribution des biens
et services produits par une société envers les membres qui la
composent, alors on peut et l'on doit d'un point de vue matérialiste
se détacher des flux financiers et monétaires qui s'ajoutent à ces
interactions pour se concentrer sur la manière dont les habitudes de
consommation et modes de vie déterminent des moyens et modes de
production. De la nourriture est produite, des animaux sont tués,
des produits sont achetés et de l'argent circule. Mais à quel point
la circulation de cet argent est-elle si déterminante ?
On
peut aussi se dire que tout fromage, lait, œuf de récup qui n'est
pas mangé par une personne végane est un produit que l'on peut
donner à une personne non végane, lui évitant ainsi de les payer,
et ayant un véritable impact sur l'économie.
On
sait que les variations de prix ne dépendent pas du travail « réel »
ou de la consommation « réelle » des choses. Ce sont des
choix stratégiques politiques et surtout économiques des grands
groupes. Si on fait l'analogie avec le coût d'un billet d'avion on
peut s'étonner qu'il puisse être si bas (moins cher que le train)
mais on peut se dire que c'est en raison de stratégies commerciales.
2. Changer ses
habitudes doit avoir un impact individuel
Espérer
que la société change implique pouvoir assumer que les modes de vie
changent. On ne peut pas changer les rapports économiques sans que
les conditions matérielles d'existence en soient affectées. On peut
ainsi tenir un discours sur la condition animale, mais à quel point
celui-ci peut-il être crédible si de par nos arrangements pratiques
(vol, récup,etc.) nos habitudes ne changent pas ?
On
peut voir la société depuis ses deux extrémités : les
structures et les individus. On peut rejeter la faute sur l'une ou
l'autre, mais l'action doit être portée sur les deux puisque les
deux sont liées. Ce sont les structures, les institutions sociales,
politiques, économiques, culturelles, etc. qui conditionnent les
vies des individus. Mais ce sont les individus qui soutiennent les
structures.
Ainsi
le véganisme comme action politique doit viser l'institution d'un
nouveau rapport de l'humain au reste du vivant. Cela se traduit à
deux niveaux. Au niveau institutionnel il s'agit de dénoncer les
lois, le commerce et les pratiques de l'industrie. Au niveau
individuel il s'agit d'en finir avec la consommation de produits
issus de ces pratiques.
La consommation de
produits non véganes de récup est donc critiquable dans son
incapacité à mettre en place de nouvelles pratiques d'alimentation,
ainsi qu'un nouveau modèle de société.
En
s'inspirant des luttes féministes et anti-racistes on doit pouvoir
affirmer la nécessité pour l'humain de lâcher ses privilèges,
d'abandonner une partie de son pouvoir-sur. Cet apprentissage
individuel est lent et difficile, il génère des frustrations.
Esquiver ce processus ou le repousser ne peut durer éternellement.
3. Ce n'est pas
un modèle de société
Tout
projet politique révolutionnaire digne de cette étiquette doit
viser l'institution d'une société nouvelle. La question découlant
de cela est alors : comment une pratique dite « alternative »
peut-elle devenir une pratique subversive,
c'est-à-dire pouvant légitimement revendiquer un nouveau modèle de
société ?
Très
rapidement cette question permet de mettre au jour les limites de
toutes ces pratiques. Nous savons que nous ne pouvons nous contenter
de voler les grandes et petites surfaces, aussi légitime soit-il, et
nous savons que nous ne pouvons nous contenter de manger les miettes
du capitalisme. C'est une solution de survie autant qu'une pratique
offensive qu'il faut transmettre. Mais si l'on doit rejeter toute
idée transcendante d'une société à venir, c'est-à-dire si l'on
se refuse à croire qu'une époque meilleure nous attend dans un
au-delà, un futur, un ailleurs qui serait coupé de notre situation
présente concrète, alors nous ne pouvons attendre pour mettre en
place cette nouvelle société. L'immanence de la révolution, le
fait de vouloir vivre nos utopies ici et maintenant constitue un
positionnement politique et éthique important et
complexe. Puisque le capitalisme n'offre pas toutes les conditions
nécessaires à ces utopies, nous devons faire des concessions et
survivre. Le point de discorde se situe à la jonction de ces deux
impératifs : l'utopie et la survie.
Or,
les pratiques véganes montrent qu'un mode de vie végane est
possible et souhaitable, rendant illégitimes les accommodements et
fausses concessions bourgeoises ou frileuses de celles et ceux pour
qui le changement serait coûteux.
Ainsi
on peut (re)jeter la viande heureuse (cf
texte de Enrique Utria), les
œufs bio ou les poules de jardin ou de balcon avec la récup en
plus d'arguments éthiques par
ce fait que ce sont des pratiques qui ne sont pas viables
socialement, qui peuvent à la rigueur mettre en avant le système
tel qu'il est, mais qui ne peuvent prétendre à servir de base pour
un nouveau modèle d'organisation sociale et de prise en compte des
vies non humaines. Ce sont des manières que la bourgeoisie humaniste
ou le prolétariat mystique utilisent pour pouvoir continuer à vivre
confortablement leurs vies en ayant bonne conscience. Ce sont des
stratégies pour éviter la dissonance cognitive (cf Voir
son steak comme un animal mort).