La question fatidique que l'on pose à un vegan "mais tu fais comment pour remplacer les œufs ?" illustre très bien l'absence de remise en question des habitudes de consommation comme normes sociales qui est à l'origine même de l'adoption d'un mode de vie et d'un régime dits "alternatifs". Et si beaucoup comprennent l'idée du rejet des œufs, beaucoup s'accrochent à leurs stéréotypes, leurs habitudes - si j'ose faire la comparaison - tout comme les sexistes s'accrochent à leurs stéréotypes de genre.
Cette question métaphysique est l'exemple typique d'un problème,
d'un dilemme qui semble insoluble. Qui de l'œuf ou de la poule est
apparu en premier ? Si c'est l'œuf, il faut bien qu'il ai été
pondu par une poule, mais la poule elle-même doit bien sortir d'un
œuf ! Ainsi quand on ne voit plus le début du problème, quand
celui-ci semble éternel, on invoque l'image de l'œuf et de la poule
pour rejeter au plus loin les causes d'un problème et s'éviter d'en
chercher les solutions présentes. Ce qu'on appelle hypocritement le
« conflit » entre Israël et la Palestine en est le
parfait exemple. Mais pour ce qui m'intéresse plus particulièrement,
les normes sociales, on peut faire la même analyse. Et pour prendre
un exemple des plus ironiques je prendrai la consommation
alimentaire, quotidienne, d'un produit issu de l'exploitation
animale, en l'occurence : l'œuf ! Parce qu'il faut bien
commencer par quelque part. Je veux interroger cette vision des
normes sociales qui renvoie les habitudes à des justifications
ancestrales du genre « on a toujours fait comme ça » ;
avec un poids particulier de l'image de la grand-mère et de ses
recettes qui pèse davantage dans les habitudes alimentaires,
notamment françaises.
Manger est normé. Consommer tel ou tel produit répond à des
normes sociales bien définies. Par « norme sociale »
j'entends une large palette d'habitudes, de comportements, de
manières de faire, de penser, de voir, d'imaginer. Ainsi l'on
pourrait vouloir faire la différence entre des habitudes de
consommation liées au capitalisme, imposées par une société de
fast-food et de malbouffe, opposées à des pratiques dites
religieuses car imposées ou choisies selon des textes religieux. Je
ne fais pas cette différence puisqu'elle n'est pas pertinente dans
l'orientation de mon propos. Les textes juridiques ou sacrés ne
viennent que sanctionner des attitudes choisies par la société. La
société, c'est bien de cela qu'il s'agit. Les normes sociales sont
à la fois individuelles et collectives. Nous choisissons de les
appliquer, de les mettre en œuvre les un.e.s par rapport aux autres.
En tant que me vegan je revendique plusieurs choses sur le plan
intellectuel : la considération des intérêts des animaux, qui
ne peut aller de paire qu'avec la considération élargie à la fois
de l'ensemble de l'humanité (pour faire taire les hypocrites pour
qui il faudrait choisir et lutter pour l'humanité prioritairement)
mais aussi la considération élargie de l'écosystème dans lequel
nous vivons (ainsi l'éthique animale doit s'entrecroiser avec
l'écologie). Cependant ce versant purement théorique doit –
c'est-à-dire qu'il est souhaitable mais aussi nécessaire
pratiquement – s'accompagner d'une remise en question de nos modes
de pensée et surtout d'agir. En somme, nous devons nous questionner
sur le rôle contraignant mais surtout aussi émancipateur des normes
sociales que nous produisons et re-produisons dans chacun de nos
actes.
La question qui doit apporter une réponse à cela est simple :
est-ce notre habitude de consommation d'œufs qui légitime
l'exploitation de poules pondeuses ou n'est-ce pas l'exploitation de
poules pondeuses qui justifie notre habitude de consommation d'œufs ?
L'œuf ou la poule ?Qu'est-ce qui légitime notre si grande
consommation d'œufs ? C'est ici que l'argument de la tradition
trouve ses limites. Il est facile d'imaginer que l'incorporation des
œufs dans les recettes traditionnelles est venue suite à une
exploitation de poules et de poulets, donc à une production d'œufs
que les paysannes devaient absoluement utiliser (puisque dans notre
société rien ne doit se « perdre »). Ainsi on
justifierai aujourd'hui l'exploitation animale pour une consommation
d'œufs qui découlerait elle-même historiquement d'une simple
conséquence de l'exploitation animale.
Les plus fervants défenseurs de la tradition et du « bon
goût » me diraient que l'œuf est nécessaire pour sa fonction
de liant et ses apports nutritionnels. La vraie question est de
savoir s'il est indispensable, donc irremplaçable. La réponse est
négative. La preuve simple se trouve dans la multitude de recettes
du monde entier qui, ne pouvant heureusement pas se payer le luxe
d'exploiter des poules, ont développé et continuent d'utiliser des
recettes sans œufs.
Et le goût ? Parce que les plus conservateurs.trices
insisteront à dire que des pâtes ou des gâteaux avec des œufs, ça
n'a pas le même goût. Comment répondre à cet argument sans être
trop méprisant ? Évidemment que ça n'a pas le même goût !
Si on veut que les choses changent, il faut être prêt à changer
ses habitudes, les normes sociales qui font notre quotidien. C'est
toujours la même hypocrisie générale : « on »
veut que les choses changent mais « on » étant toujours
bien indéfini, on attend toujours que les autres changent en
premier. Il n'y aura pas de changement collectif, de la société,
sans changements individuels. Ce que cela veut dire également c'est
qu'il est incongruent de vouloir un changement des idées qui ne se
manifeste pas par un changement des attitudes. Les normes sociales,
ce sont donc à mon sens les véritables indicateurs du changement
politique, les leviers d'une révolution permanente.
Aujourd'hui la tendance bobo est d'élever soi-même ses poules
parce que c'est toujours mieux que de consommer des œufs de poules
en batterie, industrielles. Je ne peux, dans un premier temps, que
saluer la considération du bien-être animal. Mais je dois insister
sur cet aspect primordial qui est évité : la remise en
question de la consommation en elle-même. Parce qu'il est facile de
critiquer les normes de production quand celles-ci sont extérieures,
imposées par un système économique capitaliste, néfaste,
destructeur. Nous nous accordons là-dessus sans aucun doute. Mais
cela reste une critique de l'autre, de l'extérieur tandis qu'il est
plus difficile de faire l'auto-critique. Remettre en question ses
habitudes de consommation en changeant de mode de production ne
suffit pas. La véritable auto-critique passe par une remise en cause
des besoins, des désirs et les constructions qui nourrissent
ceux-ci. Ainsi, le besoin de tel ou tel produit est toujours une
résultante d'expériences communes qui sont aussi des normes
sociales. Et parce qu'elles sont des normes et non pas des lois
absolues de la nature, nous les mettons en œuvre, c'est-à-dire
qu'elles n'existent qu'à travers nos choix, nos actes, et que nous
pouvons ainsi les changer.
Pour reprendre la question de l'œuf ou de la poule et boucler la
boucle pour en sortir, il n'existe aujourd'hui aucun argument de
poids qui pourrait justifier la consommation de tel ou tel produit
animal, et l'exploitation industrielle de tel ou tel animal. Le seul
argument logiquement recevable serait de dire que la société
choisit aujourd'hui d'exploiter et de dominer des animaux sans
raisons, parce qu'elle en a la possibilité. Cet argument est sur le
plan éthique ou politique clairement inacceptable. C'est pourtant le
seul si l'on comprend que toutes les normes de notre société ne
nous sont jamais simplement données, héritées du passé. Si nous
continuons de les appliquer c'est que nous les acceptons. La question
n'est alors plus de savoir sur lequel de l'œuf ou de la poule
l'humain a commencé à asseoir sa domination, mais duquel il
montrera la voie de l'émancipation.