lundi 11 avril 2016

Les freegan sont-ils véganes ?

Au moment où j'écris ces lignes, en 2016, et en France, je constate que le mouvement végétarien et végane prend de l'ampleur dans les milieux militants de gauche comme au sein de la société capitaliste. Mais il faut toujours se méfier ! La réduction de la consommation de viande ne va pas de paire avec l'antispécisme, et le capitalisme rattrape toujours ses alternatives. Ainsi il faut pouvoir critiquer la viande même bio, même certifiée, même artisanale et les œufs même « maison ». Si c'est toute une industrie et un mode de production que nous dénonçons, certaines personnes estiment que plonger dans les poubelles des supermarchés et en manger les restes peut s’accommoder avec des exceptions à un régime végane. Le fait d'être détritivore ou freegan en anglais (néologisme formé à partir de free gratuit et vegan) permet-il d'échapper à des impératifs éthiques ou politiques ?

Le capitalisme produit entre autres deux choses critiquables : une industrie animale avec toutes ses conséquences éthique et environnementale, ainsi qu'une quantité affligeante de nourriture gaspillée, qu'elle soit végétale ou animale. Le système de production qui est à l'origine de l'industrie animale repose bien évidemment sur la sur-production et la sur-consommation, avec une gestion des denrées qui génère inévitablement de la « perte ». Il faut s'en indigner pour toutes les raisons qu'on connaît, sur tous les plans (éthique, environnement, financier, humain, etc.).
S'il est nécessaire de dénoncer le gaspillage, et s'il est plus pratique et souhaitable de manger dans les poubelles plutôt que de contribuer financièrement à la grande distribution, il me paraît incohérent d'assumer un régime végétarien ou végane tout en continuant à manger des produits carnés ou autres, même provenant des restes du capitalisme. Voici donc quelques pistes critiques à ce propos.

1. L'économie n'est pas seulement financière
Peut-on avoir une position « neutre » et sortir du système économique ? C'est toujours la question.
S'il est vrai que c'est toujours préférable de consommer des produits de récup plutôt que de les acheter, et s'il est plus commode de transitionner vers un régime végétarien ou végane en commençant par arrêter tout achat de produit carné, jusqu'où peut-on sortir du système économique ? Ne pas donner directement de l'argent à la grande distribution suffit-il à nous rendre irresponsable et innocent ?
Encore une fois, si c'est préférable, c'est insuffisant car l'économie ne peut se réduire à la transaction financière. On pourrait rapprocher la pratique de la récup du vol et dire que ce qui n'est pas payé n'a pas d'impact sur l'économie. Alors on répondra que ce qui est volé est payé. Ce à quoi je rajouterai que la surproduction aussi est payée, c'est comme ça que fonctionne le capitalisme.
Pour sortir de cette équation il faut alors considérer l'économie des biens et des services comme plus large que la simple question de savoir qui paye et qui ne paye pas directement tel ou tel produit. Car si la surproduction est payée mais n'est pas directement consommée, c'est qu'elle dépend de la production vendue dans les grandes surfaces comme les petits commerces. Un produit volé ou récupéré est un produit en moins que l'on ne paiera pas.
Si on adopte une vision de l'économie comme la distribution des biens et services produits par une société envers les membres qui la composent, alors on peut et l'on doit d'un point de vue matérialiste se détacher des flux financiers et monétaires qui s'ajoutent à ces interactions pour se concentrer sur la manière dont les habitudes de consommation et modes de vie déterminent des moyens et modes de production. De la nourriture est produite, des animaux sont tués, des produits sont achetés et de l'argent circule. Mais à quel point la circulation de cet argent est-elle si déterminante ?
On peut aussi se dire que tout fromage, lait, œuf de récup qui n'est pas mangé par une personne végane est un produit que l'on peut donner à une personne non végane, lui évitant ainsi de les payer, et ayant un véritable impact sur l'économie.
On sait que les variations de prix ne dépendent pas du travail « réel » ou de la consommation « réelle » des choses. Ce sont des choix stratégiques politiques et surtout économiques des grands groupes. Si on fait l'analogie avec le coût d'un billet d'avion on peut s'étonner qu'il puisse être si bas (moins cher que le train) mais on peut se dire que c'est en raison de stratégies commerciales.

2. Changer ses habitudes doit avoir un impact individuel
Espérer que la société change implique pouvoir assumer que les modes de vie changent. On ne peut pas changer les rapports économiques sans que les conditions matérielles d'existence en soient affectées. On peut ainsi tenir un discours sur la condition animale, mais à quel point celui-ci peut-il être crédible si de par nos arrangements pratiques (vol, récup,etc.) nos habitudes ne changent pas ?
On peut voir la société depuis ses deux extrémités : les structures et les individus. On peut rejeter la faute sur l'une ou l'autre, mais l'action doit être portée sur les deux puisque les deux sont liées. Ce sont les structures, les institutions sociales, politiques, économiques, culturelles, etc. qui conditionnent les vies des individus. Mais ce sont les individus qui soutiennent les structures.
Ainsi le véganisme comme action politique doit viser l'institution d'un nouveau rapport de l'humain au reste du vivant. Cela se traduit à deux niveaux. Au niveau institutionnel il s'agit de dénoncer les lois, le commerce et les pratiques de l'industrie. Au niveau individuel il s'agit d'en finir avec la consommation de produits issus de ces pratiques.
La consommation de produits non véganes de récup est donc critiquable dans son incapacité à mettre en place de nouvelles pratiques d'alimentation, ainsi qu'un nouveau modèle de société.
En s'inspirant des luttes féministes et anti-racistes on doit pouvoir affirmer la nécessité pour l'humain de lâcher ses privilèges, d'abandonner une partie de son pouvoir-sur. Cet apprentissage individuel est lent et difficile, il génère des frustrations. Esquiver ce processus ou le repousser ne peut durer éternellement.

3. Ce n'est pas un modèle de société
Tout projet politique révolutionnaire digne de cette étiquette doit viser l'institution d'une société nouvelle. La question découlant de cela est alors : comment une pratique dite « alternative » peut-elle devenir une pratique subversive, c'est-à-dire pouvant légitimement revendiquer un nouveau modèle de société ?
Très rapidement cette question permet de mettre au jour les limites de toutes ces pratiques. Nous savons que nous ne pouvons nous contenter de voler les grandes et petites surfaces, aussi légitime soit-il, et nous savons que nous ne pouvons nous contenter de manger les miettes du capitalisme. C'est une solution de survie autant qu'une pratique offensive qu'il faut transmettre. Mais si l'on doit rejeter toute idée transcendante d'une société à venir, c'est-à-dire si l'on se refuse à croire qu'une époque meilleure nous attend dans un au-delà, un futur, un ailleurs qui serait coupé de notre situation présente concrète, alors nous ne pouvons attendre pour mettre en place cette nouvelle société. L'immanence de la révolution, le fait de vouloir vivre nos utopies ici et maintenant constitue un positionnement politique et éthique important et complexe. Puisque le capitalisme n'offre pas toutes les conditions nécessaires à ces utopies, nous devons faire des concessions et survivre. Le point de discorde se situe à la jonction de ces deux impératifs : l'utopie et la survie.
Or, les pratiques véganes montrent qu'un mode de vie végane est possible et souhaitable, rendant illégitimes les accommodements et fausses concessions bourgeoises ou frileuses de celles et ceux pour qui le changement serait coûteux.

Ainsi on peut (re)jeter la viande heureuse (cf texte de Enrique Utria), les œufs bio ou les poules de jardin ou de balcon avec la récup en plus d'arguments éthiques par ce fait que ce sont des pratiques qui ne sont pas viables socialement, qui peuvent à la rigueur mettre en avant le système tel qu'il est, mais qui ne peuvent prétendre à servir de base pour un nouveau modèle d'organisation sociale et de prise en compte des vies non humaines. Ce sont des manières que la bourgeoisie humaniste ou le prolétariat mystique utilisent pour pouvoir continuer à vivre confortablement leurs vies en ayant bonne conscience. Ce sont des stratégies pour éviter la dissonance cognitive (cf Voir son steak comme un animal mort).

vendredi 16 octobre 2015

Ce que l'antispécisme apporte au féminisme et inversement

Dans une démarche de recherche critique des différents systèmes de domination s'offrent plusieurs possibilités. La première est de traiter séparément la domination de classe, de race, de sexe, d'âge, etc. L'histoire des luttes et des idées a montré que les revendications propres à des groupes et des catégories distinctes se sont développées de manière relativement isolée : les inégalités et les discriminations d'un groupe face à un autre étant prises en compte avant celles d'autres groupes. Ainsi on peut très clairement distinguer des discours spécifiques concernant la lutte des classes, l'antiracisme, l'émancipation des femmes ou la question animale. Aujourd'hui certains de ces discours tendent à converger vers une analyse plus fine, plus réaliste et plus complexe des rapports de pouvoir traversant les différentes formes d'oppression dans une démarche dite intersectionnelle. En regardant alors non pas les fonctionnements des rapports spécifiques mais en mettant l'accent sur les « intersections » de ces différents rapports une nouvelle vague de chercheur⋅ses espère affiner la critique. J'ai l'espoir et l'ambition qu'une meilleure compréhension de telles structures pourra aboutir à de meilleures stratégies d'émancipation. Car le point de départ que l'on pourrait prendre serait un constat d'échec. Un échec pratique de renversement des normes et des valeurs contre lesquelles on lutte : les discours évoluent, les lois avec mais en pratique on continue les exploitations des un⋅e⋅s et des autres. Mon impression m'incite à pointer l'étanchéité des luttes, désignée comme un facteur négatif, qui pourrait néanmoins se renverser et renverser les normes. Pour cela je voudrais détailler un point de vue que je porte sur les discours antispécistes et féministes et les stratégies émancipatrices qu'elles supposent ; essayer de montrer ce qu'elles veulent faire et ce qu'elles ne font pas assez.

Définitions et discours de domination
L'antispécisme est un ensemble de pratiques visant à remettre en cause la domination de l'humain sur le reste du règne animal. Ma première critique concerne l'image qu'on fait du spécisme : ce n'est pas premièrement un discours, une idéologie. L'idéologie n'étant que l'expression, la mise en mots et la justification de pratiques, je considère que ce qui n'est qu'une pratique discursive ne suffit pas à fonder en soi des habitudes. Cela dit je confirme le fait qu'en tant que pratique, l'idéologie a un grand rôle dans la perpétuation et la conservation des normes. Ainsi le spécisme existe avant qu'on nomme, qu'on justifie, qu'on prenne conscience d'attitudes plaçant l'homme hiérarchiquement au-dessus des autres animaux. Mais pour être plus exact, le discours est déjà dans l'acte ou encore l'acte spéciste présuppose un discours. Mais s'il le présuppose, celui-ci n'est pas originellement nécessaire. L'homme a fait des bêtes ses esclaves au moment même où il a du justifier son comportement. Même s'il adopte un discours naturaliste, il doit choisir de suivre la nature plutôt que s'y opposer.
La formulation classique du spécisme par analogie au racisme ou au sexisme pose problème. Certes le spécisme est à l'espèce ce que le racisme est à la race et le sexisme au sexe. Du point de vue des discours, des critères de domination c'est vrai. Mais ce qui me dérange c'est un certain sous-entendu émancipateur simpliste qui reviendrait à dire : nous avons dépassé le racisme, nous avons dépassé le sexisme, dépassons le spécisme de la même manière. Or c'est sur ça que je suis sceptique : on ne peut, tel que l'on définit les systèmes d'oppression, penser pleinement l'émancipation des animaux de la même manière. Non pas pour une question de légitimité mais bien de stratégie. Car malheureusement les stratégies d'émancipation de l'humain donc des esclaves noirs et autres peuples colonisés, racialisés, ainsi que des femmes se sont forgées sur un discours spéciste mettant en avant la spécificité et la primauté du caractère humain. C'est évidemment une stratégie d'émancipation des opprimé⋅e⋅s qui est très critiquable dès lors que le but n'est pas de réduire les rapports d'oppression mais simplement en restreindre les effets et élargir le groupe des oppresseurs. Je pense particulièrement à des questions ici de modes de vie liés aux questions de production et de mondialisation : on ne peut pas se contenter de vouloir universaliser un mode de vie dominant destructeur en pensant que cela anéantirait le rapport de domination. Car les privilèges d'une minorité comme d'une majorité n'existent qu'au prix de sacrifices d'un autre groupe. Cela relève d'une vision trop libérale au sens individualiste. L'émancipation des un⋅e⋅s ne peut se faire au prix d'une reconduction de l'oppression des autres. Cela conforte l'idée qu'il faut penser ensemble à la fois la critique (théorique) des domination mais aussi les stratégies (pratiques) d'émancipation.
Ce qui m'amène à une seconde critique, portée à la fois vers les chercheur⋅ses et les militant⋅e⋅s. Bien qu'il m'apparaisse nécessaire de poursuivre l'enquête et l'argumentation dans le champ de l'éthique animale, je redoute plusieurs choses. En appuyant une stratégie politique majoritairement sur un discours argumentatif on laisse de côté la dimension corporelle, sensible de l'humain qu'on vise à ébranler : on se risque à reconduire le modèle de l'homme rationnel contre lequel l'antispécisme doit se battre. Ce n'est pas souhaitable. Et pour les mêmes raisons, puisque l'homme n'est ni entièrement rationnel, ni pleinement raisonnable, je doute que ce soit efficace. Enfin je veux pointer l'idée que le discours de justification est un instrument de domination. Certes nous devons le combattre, et nos arguments sont meilleurs. Mais le combat n'est pas gagné pour autant. Car ceux qui dominent contrôlent les règles du jeu : plus le discours éthique avance ses pions et plus les conservateurs reculent les cases, plus nous y répondons et plus les exigences augmentent, et cela ne joue pas forcément en notre faveur. Pourquoi ? Parce que cela renforce l'image d'une morale vertueuse ou pure, malgré nous. En conférant à l'éthique animale un statut particulier et en poussant les exigences plus loin que dans d'autres discours éthiques, en raison justement du caractère particulier de l'animal que cette même éthique cherche à renverser, on maintient justement la fiction d'une morale particulière. Il n'y a pas besoin de lire les grands philosophes pour que socialement ou psychologiquement (et l'on pourrait croire « naturellement ») certains tabous persistent et contribuent à empêcher sinon à condamner meurtres et violences corporelles. Quand il s'agit de l'animal il faut au défenseur de ses droits déployer une bonne dizaine de raisons et de précisions de cas particulier en cas particulier pour éviter torture ou exploitation. La morale est une excuse : on reproche aux uns de ne pas être parfaitement moraux, et aux autres de trop chercher à vouloir l'être, pour se dédouaner de ne l'être pas du tout (ou trop peu). Nous sommes donc moins exigeants moralement envers les animaux qu'envers nous-mêmes, d'après le paradoxe même que nous serions plus éloignés qu'eux de la nature. Sans vouloir refermer les débat en éthique animale, je voudrais enfin arriver à ce que des discours d'autres champs peuvent apporter à l'émancipation.
On doit pouvoir tenter de penser parallèlement les rapports d'oppression. Je prends principalement comme objets le sexisme et le spécisme, mais nous devons penser les autres rapports et finalement envisager tout type de rapport d'oppression. En cherchant à universaliser des structures politiques, en cherchant les similitudes, on pourrait risquer de passer à côté de ce qui est spécifique à chaque oppression, objectif pourtant principal des luttes féministes et afro-féministes particulièrement. Et malheureusement l'on peut entendre dans certaines bouches féministes face à la question animale la crainte de se voir assimilées à des bêtes. Là encore cela n'est pas sans rappeler le rejet des féministes blanches bourgeoises de l'oppression des femmes noires, donnant lieu au mouvement afro-féministe. Comment défendre les poules sans mettre tous les œufs dans le même panier ?

Langage et corps
Le langage sexiste et spéciste se justifient l'un et l'autre. La femme est réduite à une gazelle, une proie ou à une poulette, écervelée. Mais dire que la femme est bête présuppose deux choses : 1) que la femme est moins intelligente que l'homme et 2) que l'homme est plus intelligent que l'animal. On peut alors refuser une proposition et garder l'idée que l'autre est vraie. Or on peut retrouver ce faux dilemme dans beaucoup d'autres situations : doit-on lutter contre une domination d'abord, quitte à nier ou renforcer une autre ? Ou doit-on (et veut-on : c'est une question d'éthique) et peut-on (si cela est possible, ou si l'on veut, la question est de savoir alors comment faire) ? Car si c'est une même logique qui asservit le corps de la femme et le corps des bêtes, en quoi une domination serait-elle plus justifiée qu'une autre ? Le piège est l'idée de nature. Non pas que la nature n'existe pas, cela veut dire tout et son contraire. Mais la nature ne peut tout justifier, ce qui veut dire qu'elle n'est pas premièrement dénuée de significations ou de vérités. Or les discours dominants visant l'exploitation de la femme et des animaux ont fait d'eux justement de simples corps, de simples machines de chair justifiant également l'esclavage. C'est difficile d'entendre ces discours conjointement aujourd'hui car si les idées racistes et sexistes ont quelque peu avancé, la domination sur l'animal persiste. Mais c'est justement parce que les conditions changent (ou pas) qu'il est plus facile (ou difficile) d'entendre et de comprendre des idées progressistes. Cela n'enlève rien au fait que la femme reste encore dans beaucoup de situations plus un objet qu'un sujet, les bêtes étaient même de la simple matière première. Dans son idéal de transcendance humaniste, l'homme (toujours blanc bourgeois) s'est cru se rapprocher du divin-idée, s'éloignant ainsi de la nature, du matériel incarné dans la bête ou la femme, des entités privées de choix, de possibilités d'être par-soi, c'est-à-dire jamais autonomes.
Dans le véganisme on peut retrouver un refus plus fort de cette idée de nature, là où le végétarisme peut se contenter d'un refus du meurtre (mais les choix éthiques amenant à une pratique ou une autre sont bien plus complexes). Pourquoi ? Admettons que l'on arrête de tuer les animaux pour en consommer leur chair, il resterait les « produits dérivés ». Or, si on réfléchit deux secondes (voilà), le lait et les œufs sont des effets de la maternité, de la reproduction. Cela peut nous amener alors à critiquer ce qui, au-delà des effets néfastes de la captivité et des rapports physiques d'oppression, constitue dans le cas de l'exploitation animalE une réduction des corps femelles à la fonction reproductive. Cela est flagrant quand on sait que les poussins mâles issus de poules pondeuses sont tués sur le champ et cela nous interroge quand on sait comment d'une part les vaches sont inséminées, et d'autre part comment les veaux leur sont arrachés. Ces phénomènes doivent donc pointer une réduction à la fonction maternelle reproductive, et encore. Car dans toute cette histoire il n'y a même pas de sexualité, et sans prôner de quelconques avantages de la maternité, il n'y a même pas de rapport interindividuel qui en découle. Les naissances n'aboutissent à rien sinon de la douleur, des traites jusqu'à la mort. Qui dit réduction dit abstraction de toutes les potentialités de l'animal. Et cette absence de potentialité vient justifier en fin de compte la domination qui se définit alors simplement comme un rapport hétéronome hiérarchique toujours unidirectionnel.
Des travaux féministes mettent clairement l'accent sur la question du corps, mais dans une perspective plus « philosophique » et logocentriste on retrouve beaucoup de discours sur la notion de sujet, sur une critique de la psychanalyse, etc. Encore une fois, si ces travaux sont précieux, ils ne mettent pas au jour, d'après moi, les mécanismes sociaux du maintien de l'oppression.
Le mal dominant
Car une oppression n'est pas seulement le fait d'un individu sur un autre, ou d'un groupe sur un autre dans une situation donnée. Une oppression est un rapport social institué, qui s'étend dans le temps et déploie donc des instruments de maintien, de défense donc, non seulement alors d'oppression mais de répression. Car si sexisme et spécisme exercent un pouvoir sur les corps des victimes, des oppressées celui-ci vient toujours de corps dominants. Je pointe alors les normes sociales : à la fois le lieu duquel partent et vers lequel convergent le pouvoir. C'est donc à mon sens aussi le lieu de subversion des rapports de domination. Le pouvoir part des normes, cela veut dire que les systèmes d'oppression ne persistent que parce qu'il y a des oppresseurs pour les maintenir et ce par le fait de partager à une certaine échelle des pratiques et les pratiques discursives qui les justifient. C'est aussi pour cela que le pouvoir vise les normes. Car pour qu'elles se maintiennent et forment un semblant d'ordre, les normes doivent être partagées, sans quoi elles ne feraient pas système mais seulement chaos.
Les mâles continuent d'être sexistes parce que les mâles continuent d'être sexistes. Les omnivores mangent de la viande parce que les gens mangent de la viande. Derrière les tautologies se cache le mécanisme même du conservatisme : justifier l'inertie de soi par l’inertie des autres. Mais cette inertie n'est pas une absence de mouvement mais plutôt une perpétuelle répétition de l'ordre établi, avec ses privilèges. Or une caste a intérêt à abandonner ses privilèges si tous les individus le font sans quoi les individus d'une caste qui n'abandonnent pas ce privilège le conservent et l'augmentent. Ce qui est vrai d'une certaine manière, plus la minorité dominante est minoritaire et plus sa position dominante est relativement avantageuse, mais également faux ou critiquable dans la mesure où cela pose une alternative radicale : le conservatisme ou la révolution totale ; ne laissant place à aucune action ou changement local jusqu'à la réalisation d'une société idéale.
Une question d'autonomie ? La politique et l'éthique de l'animal visent à reconsidérer, remanier le concept de « liberté » si cher à nos idéologies révolutionnaires ou conservatrices. Les capacités de l'animal ne nous empêchent pas de penser la liberté dans une continuité, dans un ensemble cohérent. Or le problème de l'émancipation telle qu'elle est, à juste titre, pensée par Marx pour les prolétaires et par la majorité des féministes pour les femmes est l'autodétermination de la lutte. En effet il y a une tension entre la nécessité pour les femmes de prendre en main leur propre émancipation, qui n'en serait pas une sans cela ; et ce qui apparaît comme une impossibilité pour les animaux d'organiser leur révolte. La question peut faire sourire mais est importante : si l'on appuie l'idée que toute émancipation doit venir des opprimé⋅e⋅s, les luttes féministes étant l'exemple, alors on risque de renoncer rapidement à la possibilité d'une émancipation des bêtes. D'un autre côté, si l'on modère ce critère et que l'on accepte qu'une émancipation soit portée par d'autres personnes que les victimes, on craint d'ouvrir la brèche des fondations de toutes les luttes féministes et ouvrières pour ne citer que celles-ci. C'est pourtant ce que j'estime devoir faire, après certaines conditions et précisions. La crainte des féministes repose sur la séparation politique binaire ami/ennemi théorisée par un tristement célèbre philosophe allemand. C'est cette opposition trop souvent grossièrement rabattue sur d'autres catégories qui doit être nuancée. Je soutiens pleinement la thèse selon laquelle les femmes doivent s'organiser entre elles. Je soutiens pleinement la thèse selon laquelle les ouvrier⋅e⋅s doivent s'organiser entre elles⋅eux. Mais j'ai toujours du mal à recevoir des catégorisations franches et absolues qui feraient de tout homme cisgenre (c'est-à-dire dont le « genre social » est en adéquation avec l'assignation de sexe de naissance) un ennemi de la lutte d'émancipation des femmes, de la même manière que tout individu socialement catégorisé comme « femme » n'est pas forcément une alliée dans la lutte féministe. Cette vision présuppose des structures de domination rigides et précédents les individus. Là encore, sans prétendre qu'un homme puisse entièrement se défaire de ses schèmes dominateurs, ne pas en envisager la possibilité ou l'évolution c'est méconnaître le fait que malheureusement les schèmes de la domination sont aussi véhiculés par les dominé⋅e⋅s et c'est condamner tout changement véritablement profond. Pour être plus précis et éviter les malentendus je distinguerais donc plusieurs moments de la lutte féministe. Si la théorie critique doit être partagée et propagée dans des sphères mixtes et non-mixtes, c'est pour aboutir ensuite à deux stratégies différentes : d'une part, comme je l'ai déjà dit il est clair que les femmes ont une entière légitimité à s'organiser en non-mixité et mener des actions autonomes, qu'on pourrait qualifier d'empowerment ou d'augmentation de la puissance d'agir. D'autre part il serait vain de nier l'objectif féministe qui serait de transformer les rapports sociaux virilistes et donc de changer, abattre les privilèges masculins dans une stratégie de disempowerment. Or il apparaît nécessaire et légitime que cette seconde stratégie soit poussée par les femmes mais portée par les hommes. S'il nous est difficile d'imaginer que les géants gérants capitalistes voudront bien concéder leurs privilèges aux travailleur⋅e⋅s, les rapports genrés répondent d'une logique différente. C'est certes difficile mais pas impossible pour une personne de genre masculin d'abandonner ses privilèges et tendre à se soustraire des structures sociales genrées. Malheureusement je concède le fait que les structures genrées ne sont que la somme des privilèges accordés socialement par les autres individus en fonction de leur genre. Ce qui revient à dire que si tous les hommes n'abandonnent pas leurs privilèges, alors tous en profitent. C'est très certainement vrai empiriquement mais amène alors d'autres questions : si les hommes garderont leurs privilèges jusqu'à la chute du patriarcat, quelle stratégie est légitime, possible et efficace de la part des hommes qui souhaitent s'y soustraire ? Et là on peut faire un parallèle avec la question du droit des animaux : jusqu'à l'abolition de l'exploitation animale, quelle stratégie est légitime, possible et efficace pour un⋅e humain⋅e ? Mais d'abord réglons la question féministe. Une première chose serait pour ces hommes féministes ou pro-féministes d'accepter humblement l'attente et le retrait dans la lutte des femmes. Cela peut conduire à mon sens à cloisonner encore une fois les luttes : si tu es une femme tu dois être féministe, si tu es noir tu combats le racisme, et si tu es un mec blanc tu fermes ta gueule. Car le présupposé normatif qu'il y a derrière c'est l'injonction pour tous⋅te⋅s les opprimé⋅e⋅s à se soulever sans quoi iels seraient des ennemi⋅e⋅s. Mais cela fait l'impasse sur les effets mêmes de la domination : elle empêche les opprimé⋅e⋅s de se révolter ! Si ce n'est pas ça la domination, alors qu'est-ce que c'est ? Si je vois qu'une communauté est opprimée dans ma ville, que dois-je faire ? Attendre et me dire « bon bah, s'ils ne se révoltent pas, c'est soit qu'ils n'ont pas vraiment envie, soit qu'ils ne sont pas vraiment dominés... ». Le laisser-faire au nom d'une pseudo posture dominante de savoir est aussi une bonne excuse. Ce qui nous ramène à la lutte pour les animaux. Devenir végane (pour les animaux) par exemple c'est refuser d'entretenir les rapports de domination structurels d'une société spéciste. Et cela suffit à mon sens à titre individuel à sortir de ce fameux rôle d'oppresseur. Les effets de l'exploitation industrielle sont en cela plus facilement mesurable : j'arrête de manger de la viande, de consommer du lait et des œufs et je sais que « j'épargne » des dizaines d'animaux. Maintenant si j'essaie d'arrêter d'être un homme, comment saisir mon impact sur le patriarcat ? Pourtant cela doit-il nous arrêter pour autant ? Non sinon on arrêterait tout. Mais comme le disait un certain Michel, là où il y a pouvoir il y a toujours résistance. Je propose en fait de regarder comment face à des normes dominantes on cherche à s'en défaire pour montrer par contraste qui les fait fonctionner. Cela me paraît d'autant plus légitime et efficace que dans la domination mais dans l'émancipation qu'on vise, les normes sont bien le point de départ mais aussi le point d'arrivée des luttes. Car si les normes comme contraintes peuvent être envisagées comme l'ensemble des attitudes qu'il est obligatoire d'adopter, et qui véhiculent la souffrance et les impasses (impossibilités d'être ce que l'on voudrait) qui forment une oppression, quand on les regarde justement comme normes alternatives ou subversives elles offrent une puissance créatrice de possibilités d'être et d'agir recherchées par et dans l'émancipation.
Nombreux travaux féministes à la suite de l'antiracisme ont montré le caractère fictionnel de l'idée d'une nature précédant la culture. Les catégories de race et de sexe comme l'idée d'animal sont des catégories qui bien que des constructions sociales, fonctionnent. Elles ont des effets réels sur nos comportements et nos manières de vivres, sinon en fait elles n'auraient pas été nécessaires. Jusqu'où alors pousser la critique et la déconstruction du social ? En quoi les liens que nous entretenons avec les animaux, et avec la fameuse nature toute entière, ne seraient-ils pas déjà, toujours et encore des rapports sociaux ? Le risque que je vois serait de devoir renoncer à des avancées théoriques fortes du féminisme si l'on se refuse d'en appliquer les conséquences dans le domaine de l'antispécisme.
Matérialisme ?
Si l'homme continue à manger de la viande c'est aussi parce que cela le fait vivre… économiquement. L'exploitation de la nature est un rapport de production, jusque là rien de nouveau depuis le Capital. C'est pourtant ce qu'on semble oublier, encore une fois, quand on se borne à traiter la question animale sous le seul angle de l'éthique. Les bêtes sont exploitées parce que ça rapporte de l'argent, parce que cela maintient un business. On ne peut pas faire semblant de ne pas entendre le (pauvre éthiquement) argument de l'emploi et du chômage. Et si cet argument n'est pas très fort moralement, il est, je pense, très fort empiriquement. Les femmes, les noir⋅es et les bêtes souffrent malheureusement tous⋅tes de cette folie du marché. L'hétérosexualité normative, fondée sur la reproduction de la vie et l'omnivorisme normatif spéciste, fondé sur la reproduction du vivant également présupposent une hiérarchie. C'est ce rapport hiérarchique qui est premier, qui dicte la séparation du travail, la séparation entre la pensée et l'agir, entre le corps et l'esprit, etc, catégorisations pseudo-universelles desquelles découlent alors les oppressions spécifiques.
Ainsi, ma conclusion normative et pratique radicale serait d'inviter la subversion de toutes les normes dominantes d'une manière continue, pour viser le cœur du maintien des normes qui est la hiérarchie, sans quoi on ne ferait que réintroduire celle-ci sous d'autres formes, avec les rapports d'oppressions qui les manifestent. (Resterait également un travail critique du rapport intuitivement étroit entre ce qu'on nomme naïvement des différences sensées être neutres et des inégalités partagées sous des oppressions.)

mardi 17 mars 2015

Ni Dieu, Ni Maître : anarchisme ou laïcité ?


Il y a des mots qui sonnent comme des compliments dans certaines bouches et comme des insultes dans d'autres. Les adeptes du pouvoir et de l'ordre invoqueront facilement l'anarchie de manière péjorative pour désigner une situation chaotique, sur laquelle ils n'ont pas le contrôle. Moi, ça me va très bien l'anarchie, l'horizontalité, l'attention portée à la réduction des rapports de domination ou d'oppression. Parfois ce sont les mêmes fanatiques des institutions et des lois qui en appellent à un idéal, une valeur : la laïcité. On peut voir leurs yeux briller d'espoir dans l'idée que la laïcité est synonyme de progrès et d'unité. L'un comme l'autre me font gerber, et cette vue de la laïcité écorche mes oreilles. Pourquoi ? Au départ c'est une bonne idée : séparer le pouvoir d'État et le pouvoir religieux. En quoi alors la laïcité poserait-elle problème aujourd'hui ? En rien. Pourquoi la met-on en avant alors ? Pour la détourner d'une quelconque fonction originelle et s'en servir comme légitimation d'oppression sur des populations étrangères, marginales, anormales. C'est bien cela qui m'agace profondément. Les politiciens de droite humanistes qu'ils soient libéraux ou socialistes brandissent l'étendard de la morale laïque, de l'identité nationale, de l'esprit républicain ou que sais-je encore. Et même si, cachées sous les intérêts politico-financiers, on peut trouver un brin de sincérité et de bonne volonté, le terrain de la laïcité a été profondément labouré par l'extrême-droite qui y sème ses graines de haine de l'autre comme elle l'a toujours fait. Doit-on défendre la laïcité ? Si celle-ci se résume au respect de l'autre dans ses différences, alors oui. Mais cette défense d'un idéal n'ajouterait rien à la lutte sociale quotidienne nécessaire. C'est là qu'on pourrait me dire : « mais si tu es anarchiste, tu ne veux ni dieu, ni maître ? Et alors tu es contre les religions ? ». De la même manière on pourrait clore le débat dans toute la gauche marxiste avec la citation peut-être la plus célèbre de Marx : la religion c'est l'opium du peuple. C'est pour cette raison que j'aimerais revenir sur ces simplifications et proposer une critique de la religion comme politique et de la politique comme religion.
« La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. » On répète facilement cette dernière phrase pour critiquer la religion, faire des pratiques des croyants des manières de s'extirper d'une réalité pour entre dans une autre qui serait fausse. Mais dire que la religion est l'opium du peuple ne dit rien de plus que celle-ci assure une fonction : se donner les moyens sensibles, intellectuels et pratiques de faire face à une réalité sociale insupportable. Ce qui est critiquable de ce point de vue serait l'absence d'une volonté de changer cette réalité, et se contenter de la rendre supportable. Il faut ici ne pas oublier que si les religions jusqu'au siècle dernier sont critiquables ce n'est pas tant pour la fonction qu'elle affirmer remplir (le salut, le paradis, etc.) mais plutôt en raison de ses effets concrets sur la vie politique et sociale de laquelle elles n'étaient pas séparées. Aujourd'hui c'est LA différence fondamentale entre l'islam et l'islamisme. Si le premier est un ensemble de théories et croyances religieuses le second est un projet politique basé sur la religion.
De là s'opère une démarcation simple mais simplificatrice : en parallèle avec l'opposition Église/État s'institue dans les esprits un fossé entre le privé et le public, et plus tard entre le social et le politique. Cette vision est néfaste puisqu'elle contribue à réduire le champ d'action politique, qui aujourd'hui peine encore à dépasser le simple vote, et désengage chacun et chacune dans son quotidien. Ceci évidemment ne fait que renforcer les dominations institutionnelles comme privées. En tant qu'anarchiste, porté par le projet d'autonomie de la société et des individus, il est clair que je n'accepterai pas de politique qui tire ses principes d'une religion comme texte fondateur absolu, exempt de critiques et de modifications. Le projet d'autonomie et de révolution vise à la création continuelle des normes qui nous permettent de vivre ensemble. Cela n'exclut pas la liberté de conscience, le droit de culte, etc. Il serait bien naïf celui qui voudrait rabattre le « Ni Dieu, Ni Maître » de Blanqui sur des fantasmes totalitaires malheureusement incarnés par des régimes dits « communistes ». Mao, Staline, Poutine et leurs compères sont loin de la laïcité mais l'utilisent pour jus. Justifier l'athéisme, ce qui est différent.
Je suis athé. Je ne crois pas en un Dieu transcendant, créateur, démiurge. Suis-je agnostique ? Es-tu toi agnostique ? Ne crois-tu en rien ? Je ne te parle pas d'esprit, de divinité ou de choses de cet ordre-là. Sans réfuter la mystique je tiens à affirmer la foi. C'est quand la foi est trop grande ou trop faible que l'on est capable d'en finir. Les vivant.e.s croient au minimum à la vie. Alors certes notre système de valeurs est athée, ne comprend pas de référence à une entité extérieure au monde. Mais cette différence remarquée, en quoi un dogme théiste est-il plus dangereux d'un dogme athéiste ?
Le capitalisme est l'opium du peuple. La société de consommation est cette drogue nauséabonde qui maintient les masses non pas dans l'ignorance mais dans l'acceptation de la misère humaine. Quand on sait comment le monde est pourri, quand on sait la rage que cela nous donne, on ne peut s'empêcher de penser que si les gens savaient, ils bougeraient, ils changeraient. Ils savent. Ils ne bougent pas. Certains vont à l'église le dimanche. D'autres vont au supermarché. Steve Jobs, Zuckerberg, Bill Gates sont les nouveaux apôtres de la croyance en une toute puissance : le progrès scientifico-technique. La science et la raison (qui vont de pair avec le capitalisme) jouent le rôle de la religion d'antan. La question n'est pas de savoir si c'est Dieu qui a fait l'homme à son image, ou si c'est l'homme qui a fait Dieu à la sienne, mais de savoir dans quelle mesure le fantasme de toute-puissance incarnée en Dieu n'a-t-il pas été transféré à l'homme et sa science ? Les logiques de domination restent les mêmes. Le nucléaire comme les énergies vertes, les OGM et l'agriculture bio intensive, à l'école, à l'hôpital, etc. les technologies et les sciences vont sauver l'humanité ! Amen. La seule différence avec les autres religions c'est que ce culte s'impose de manière unique, indifférenciée, universellement. Le capitalisme on le sait est bien plus destructeur et totalitaire, car totalisant, que n'importe quelle religion. C'est même lui qui nourrit les extrémismes religieux. Comment pourrait-il en être autrement : puisqu'il ne laisse place à aucune alternative politique en tant que telle, la seule issue ne peut trouver sa place qu'à l'extérieur du champ politique et puiser dans les valeurs traditionnelles pour en faire la critique. Car il faut évidemment faire la critique de « nos » valeurs : liberté, égalité, fraternité, travail, famille, patrie. Il faut faire la critique de la technique et de la science toutes puissantes : elles ne dispensent pas l'humain d'agir, elles ne résolvent pas les questions politiques ou sociales : comment vivre ensemble, et vivre une « vie bonne » ?
Religion ou culture ? Les politiciens aiment bien les cultures : on peut les rabattre sur des identités nationales ou régionales, peu importe, ou à des populations déterminées. On peut en faire la promotion et mettre en avant le mélange des cultures et l'exotisme d'une colonisation réussie. De la même manière on peut dire que le capitalisme est une culture. Tant qu'il y a des frontières c'est mieux pour contrôler. C'est cela qui dérange avec les religions : elles ne coïncident nullement simplement avec les frontières géopolitiques. La faute à qui alors quand un français islamiste commet des crimes au nom de son dieu ? La politique diplomatique a besoin de coupables. Car malgré la divergence entre religions et états, il existe bien des communautés. Alors qu'en est-il vraiment de ces capitalistes ? Qui sont-ils ? Des méchants technocrates assis dans des fauteuils de bureaux de tours vitrées ? Pas seulement. Si l'on fait le rapprochement (certes limité) entre capitalisme et religion on peut se dire que nous ne sommes pas différents des « croyants » quand nous agissons au quotidien. Pourquoi poser la question du voile avec des (pseudo-)prétentions féministes sans faire la critique des normes esthétiques qui sont imposées au corps féminin ? Pourquoi s'indigner (hypocritement) de la question de la viande hallal sans remettre en cause l'exploitation et la souffrance animale dans son ensemble ? Les exemples ne manquent pas. Le capitalisme est un dogme comme un autre, mais plus que les autres il est méprisable car derrière son masque de tolérance libérale, il n'accepte aucune alternative.
C'est pourtant là que se situe la solution. Sortir du capitalisme. Car si Marx pouvait critiquer la religion ce n'est pas tant pour ses effets que pour sa cause : la misère sociale. Tant que nous n'aurons pas réglé les questions dites « sociales » et qui sont rien de moins que des questions politiques, s'occuper d'une quelconque laïcité n'aura pas de sens. Le seul sens qu'il pourra prendre sera celui-ci d'un fascisme unificateur. C'est parce qu'il y a des maîtres qu'il y a des dieux. C'est parce qu'il y a de la domination qu'il y a de la révolte, de l'indignation mais aussi parfois du retrait intérieur. On connaît les Gandhi, les Luther King et autres missionnaires pour une paix sociale. Il faut de la foi pour lutter, pour militer. Certain.e.s la puisent dans un au-delà, c'est leur choix. En ce sens penser l'anarchisme c'est penser ces différences de culte et de croyance sans les hiérarchiser, sans les (dé-)valoriser, tout en gardant comme horizon la lutte sociale. La lutte pour l'émancipation de toutes et de tous, inconditionnellement.

dimanche 25 janvier 2015

L'œuf ou la poule ?


La question fatidique que l'on pose à un vegan "mais tu fais comment pour remplacer les œufs ?" illustre très bien l'absence de remise en question des habitudes de consommation comme normes sociales qui est à l'origine même de l'adoption d'un mode de vie et d'un régime dits "alternatifs". Et si beaucoup comprennent l'idée du rejet des œufs, beaucoup s'accrochent à leurs stéréotypes, leurs habitudes - si j'ose faire la comparaison - tout comme les sexistes s'accrochent à leurs stéréotypes de genre.

Cette question métaphysique est l'exemple typique d'un problème, d'un dilemme qui semble insoluble. Qui de l'œuf ou de la poule est apparu en premier ? Si c'est l'œuf, il faut bien qu'il ai été pondu par une poule, mais la poule elle-même doit bien sortir d'un œuf ! Ainsi quand on ne voit plus le début du problème, quand celui-ci semble éternel, on invoque l'image de l'œuf et de la poule pour rejeter au plus loin les causes d'un problème et s'éviter d'en chercher les solutions présentes. Ce qu'on appelle hypocritement le « conflit » entre Israël et la Palestine en est le parfait exemple. Mais pour ce qui m'intéresse plus particulièrement, les normes sociales, on peut faire la même analyse. Et pour prendre un exemple des plus ironiques je prendrai la consommation alimentaire, quotidienne, d'un produit issu de l'exploitation animale, en l'occurence : l'œuf ! Parce qu'il faut bien commencer par quelque part. Je veux interroger cette vision des normes sociales qui renvoie les habitudes à des justifications ancestrales du genre « on a toujours fait comme ça » ; avec un poids particulier de l'image de la grand-mère et de ses recettes qui pèse davantage dans les habitudes alimentaires, notamment françaises.
Manger est normé. Consommer tel ou tel produit répond à des normes sociales bien définies. Par « norme sociale » j'entends une large palette d'habitudes, de comportements, de manières de faire, de penser, de voir, d'imaginer. Ainsi l'on pourrait vouloir faire la différence entre des habitudes de consommation liées au capitalisme, imposées par une société de fast-food et de malbouffe, opposées à des pratiques dites religieuses car imposées ou choisies selon des textes religieux. Je ne fais pas cette différence puisqu'elle n'est pas pertinente dans l'orientation de mon propos. Les textes juridiques ou sacrés ne viennent que sanctionner des attitudes choisies par la société. La société, c'est bien de cela qu'il s'agit. Les normes sociales sont à la fois individuelles et collectives. Nous choisissons de les appliquer, de les mettre en œuvre les un.e.s par rapport aux autres.
En tant que me vegan je revendique plusieurs choses sur le plan intellectuel : la considération des intérêts des animaux, qui ne peut aller de paire qu'avec la considération élargie à la fois de l'ensemble de l'humanité (pour faire taire les hypocrites pour qui il faudrait choisir et lutter pour l'humanité prioritairement) mais aussi la considération élargie de l'écosystème dans lequel nous vivons (ainsi l'éthique animale doit s'entrecroiser avec l'écologie). Cependant ce versant purement théorique doit – c'est-à-dire qu'il est souhaitable mais aussi nécessaire pratiquement – s'accompagner d'une remise en question de nos modes de pensée et surtout d'agir. En somme, nous devons nous questionner sur le rôle contraignant mais surtout aussi émancipateur des normes sociales que nous produisons et re-produisons dans chacun de nos actes.
La question qui doit apporter une réponse à cela est simple : est-ce notre habitude de consommation d'œufs qui légitime l'exploitation de poules pondeuses ou n'est-ce pas l'exploitation de poules pondeuses qui justifie notre habitude de consommation d'œufs ? L'œuf ou la poule ?Qu'est-ce qui légitime notre si grande consommation d'œufs ? C'est ici que l'argument de la tradition trouve ses limites. Il est facile d'imaginer que l'incorporation des œufs dans les recettes traditionnelles est venue suite à une exploitation de poules et de poulets, donc à une production d'œufs que les paysannes devaient absoluement utiliser (puisque dans notre société rien ne doit se « perdre »). Ainsi on justifierai aujourd'hui l'exploitation animale pour une consommation d'œufs qui découlerait elle-même historiquement d'une simple conséquence de l'exploitation animale.
Les plus fervants défenseurs de la tradition et du « bon goût » me diraient que l'œuf est nécessaire pour sa fonction de liant et ses apports nutritionnels. La vraie question est de savoir s'il est indispensable, donc irremplaçable. La réponse est négative. La preuve simple se trouve dans la multitude de recettes du monde entier qui, ne pouvant heureusement pas se payer le luxe d'exploiter des poules, ont développé et continuent d'utiliser des recettes sans œufs.
Et le goût ? Parce que les plus conservateurs.trices insisteront à dire que des pâtes ou des gâteaux avec des œufs, ça n'a pas le même goût. Comment répondre à cet argument sans être trop méprisant ? Évidemment que ça n'a pas le même goût ! Si on veut que les choses changent, il faut être prêt à changer ses habitudes, les normes sociales qui font notre quotidien. C'est toujours la même hypocrisie générale : « on » veut que les choses changent mais « on » étant toujours bien indéfini, on attend toujours que les autres changent en premier. Il n'y aura pas de changement collectif, de la société, sans changements individuels. Ce que cela veut dire également c'est qu'il est incongruent de vouloir un changement des idées qui ne se manifeste pas par un changement des attitudes. Les normes sociales, ce sont donc à mon sens les véritables indicateurs du changement politique, les leviers d'une révolution permanente.
Aujourd'hui la tendance bobo est d'élever soi-même ses poules parce que c'est toujours mieux que de consommer des œufs de poules en batterie, industrielles. Je ne peux, dans un premier temps, que saluer la considération du bien-être animal. Mais je dois insister sur cet aspect primordial qui est évité : la remise en question de la consommation en elle-même. Parce qu'il est facile de critiquer les normes de production quand celles-ci sont extérieures, imposées par un système économique capitaliste, néfaste, destructeur. Nous nous accordons là-dessus sans aucun doute. Mais cela reste une critique de l'autre, de l'extérieur tandis qu'il est plus difficile de faire l'auto-critique. Remettre en question ses habitudes de consommation en changeant de mode de production ne suffit pas. La véritable auto-critique passe par une remise en cause des besoins, des désirs et les constructions qui nourrissent ceux-ci. Ainsi, le besoin de tel ou tel produit est toujours une résultante d'expériences communes qui sont aussi des normes sociales. Et parce qu'elles sont des normes et non pas des lois absolues de la nature, nous les mettons en œuvre, c'est-à-dire qu'elles n'existent qu'à travers nos choix, nos actes, et que nous pouvons ainsi les changer.
Pour reprendre la question de l'œuf ou de la poule et boucler la boucle pour en sortir, il n'existe aujourd'hui aucun argument de poids qui pourrait justifier la consommation de tel ou tel produit animal, et l'exploitation industrielle de tel ou tel animal. Le seul argument logiquement recevable serait de dire que la société choisit aujourd'hui d'exploiter et de dominer des animaux sans raisons, parce qu'elle en a la possibilité. Cet argument est sur le plan éthique ou politique clairement inacceptable. C'est pourtant le seul si l'on comprend que toutes les normes de notre société ne nous sont jamais simplement données, héritées du passé. Si nous continuons de les appliquer c'est que nous les acceptons. La question n'est alors plus de savoir sur lequel de l'œuf ou de la poule l'humain a commencé à asseoir sa domination, mais duquel il montrera la voie de l'émancipation.

vendredi 7 novembre 2014

Nature et formes de l'indignation - Troisième partie


La lutte pour la reconnaissance

« En société, l'esprit de révolte n'est possible que dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait. »
Albert Camus, L'homme révolté
À voir les mouvements de ceux qu'on appelle « les indignés » il ne faut pas s'étonner que leurs cibles privilégiées soient les places financières. Si nous comprenons bien que l'indignation traite d'injustice, alors il est clair que le système financier, étant le symbole de la monnaie comme outil de distribution des richesses, soit le premier visé en cas de crise politique. En période de crise, l'indignation collective ne pose plus seulement la nécessité d'un changement de situation, restreinte dans le temps et l'espace, mais affirme la volonté d'un changement de société. De Camus à Adorno il ne faut pas oublier que le crime le plus grand et le plus révoltant est celui qui s'est perpétré collectivement, par « la » ou une société. Quand on a l'occasion de discuter avec des jeunes allemands certains semblent encore porter la culpabilité, sans la responsabilité, de ce qui semble être le crime non pas d'un seul homme, d'un parti, d'une idéologie mais bel et bien d'un peuple, d'un groupe d'individus. On peut comprendre alors ce qui peut clairement s'exprimer comme de la honte d'appartenir à des systèmes politiques, des états contre lesquels on s'indigne.
Pour reprendre le mécanisme abordé dans la première partie qui fait de l'indignation la marque d'un refus, il apparaît clair que ce moment est le moment de l'action politique. Si l'école de Francfort s'est donné pour but d'explorer les conditions de possibilité du social, Honneth pose aujourd'hui la question de l'engagement du sujet dans l'action politique à travers les mouvements sociaux. Dans son essai sur La lutte pour la reconnaissance, il nous montre que ce qui pousse le sujet est l'expérience du mépris social, ce qu'il appelle des « réactions émotionnelles négatives » parmi lesquelles figurent la honte, la colère et l'indignation.
En effet si une situation était jusque là une situation du compromis, de la concession, cela n'empêchait pas à l'individu opprimé d'imaginer, de penser à une situation meilleure. Mais cela ne restait que de l'ordre de l'espoir rêvé. L'indignation arrive au moment où le cauchemar que peut être la vie vécue devient à ce point insupportable qu'il est nécessaire de passer à l'action. Les révoltes ou révolutions des dernières années baptisées de « printemps arabe » trouvaient leur force dans l'ultime espoir de celles et ceux qui, n'ayant plus rien à perdre, avaient tout à gagner. En ce qui nous concerne nous pouvons supposer que des mouvements d'une telle ampleur naissent dans les endroits et aux moments où des individus, des familles, des populations, des nations ou des peuples entiers qui, étant dépossédés de tous moyens matériels et intellectuels, se défendent et refusent d'abandonner ce qui leur est inaliénable : leur dignité. Ainsi, s'ils semblent ne plus rien rester sur le plan matériel, il persiste toujours en chacun une dignité à défendre. Ainsi entendue, la dignité serait l'ultime qualité ou la qualité première originelle nécessaire à tout un chacun pour constituer la société.
La théorie critique initiée par l'école de Francfort trouve encore aujourd'hui de la matière à sa réflexion. Le contexte politique actuel est celui d'une crise. Il nous semble intéressant de considérer l'idée de crise au sens premier, au sens grec comme un moment de décision (krinein). Il apparaît alors important dans cette perspective d'inscrire l'indignation dans un mouvement général de crise, c'est-à-dire de prise de décision, de réflexion, de doute. Si le monde est en crise, il faut s'indigner. Peut-on renverser cette logique et nous demander ce que signifie aujourd'hui politiquement ce qui serait une tendance à l'indignation ? Doit-on y voir le signe d'un monde en crise ? La crise est déjà le doute, la brèche du système et donc la marque d'un problème. À partir de cela nous pouvons nous demander si la crise est exceptionnelle ou si elle est systématique. Les mouvements sociaux et l'indignation qui les porte veulent dépasser une certaine condition sociale et politique pour mettre en place une nouvelle. Idéalement la société chercher à arriver à un certaine équilibre mais nous pouvons nous demander si celui-ci est possible ou si l'activité politique n'est pas un constant rapport de forces, une lutte éternelle.

Faire société

On ne s'indigne pas seul, car on ne peut s'accorder sa propre dignité. On s'indigne dans une société, face à d'autres et ce sont ces autres membres avec qui l'on fait société qui seuls peuvent me donner accès à une dignité. Mais si la dignité est une certaine valeur absolue accordée à chacun, celle-ci est niée dans l'indignation. En effet, soit la dignité est universelle et donc partagée par toutes et tous, soit elle n'est pas car comment pourrait-elle ne pas valoir plus si certains la possèdent et d'autres ne la possèdent pas ? Si l'on parle vulgairement de personnes ou groupes qui auraient plus ou moins de dignité que d'autres c'est vraisemblablement que nous nous méprenons et confondons celle-ci avec l'honneur ou l'estime sociale. L'estime sociale se porte toujours sur quelqu'un, sur un groupe et vaut à l'intérieur d'un système duquel on acquiert cette estime qui peut augmenter ou diminuer en valeur.
Il y a dans la reconnaissance quelque chose de plus que la simple estime sociale. Estimer c'est toujours accorder une certaine valeur. La reconnaissance nous intéresse car elle ne ne se pose pas la question de la mesure : elle est binaire. Ainsi reconnaître quelqu'un c'est lui accorder la qualité d'exister. C'est en se reconnaissant les uns et les autres que nous formons en tant qu'individus une société. Ce processus s'établit sur plusieurs niveaux et l'on pense à la relation la plus simple, celle qui unit un être à un autre dans l'amour. De l'amour à la reconnaissance il semble se dessiner un écart mais à bien y penser il s'agit toujours de la même chose : considérer l'autre dans son être propre. Celui ou celle qui aime l'autre, son amant ou un parent ne calcule pas, ne pense pas en termes d'intérêts. Avec le processus d'indignation ce qui semble se restreindre à la sphère intime, la sphère privée est à concevoir à l'échelle de la communauté politique. La reconnaissance mutuelle s'ancre autour d'idées telles que la solidarité, la réciprocité ou la mutualité, la compassion (comme un amour inconditionnel), etc... Ainsi celui qui s'indigne et réclame sa dignité réclame faire partie du tout, réclame être l'égal des autres à travers ce que Honneth thématise depuis Hegel dans ce qui forme la lutte pour la reconnaissance (nous pouvons à nouveau penser de loin à Sartre quand il montre que c'est dans le regard que je porte sur l'autre que je prends conscience de ma subjectivité). Comment le sentiment ou l'action individuelle peut-elle constituer le groupe social, la communauté politique ?
« Je me révolte, donc nous sommes ». Si je me révolte pour moi-même, et que mon intention est égoïste, il ne saurait en découler une société. Il ne faut pas confondre la révolte individuelle avec le modèle hobbesien de la compétition de chacun contre chacun. Mais comme le précise Honneth, la réaction d'un individu ne peut suffire à faire société. Ce que nous n'avons pas encore évoqué et qu'il est important de préciser est que dans l'idée de révolte réside déjà le groupe. L'homme s'il se révolte ne saurait être seul, c'est à l'intérieur d'un groupe, d'une classe, d'un mouvement social qu'il peut trouver l'espace de sa révolte. Ainsi la logique qui sous-tend le mot de Camus n'est pas causal. Ce n'est pas la supposée révolte d'un individu qui va pouvoir fonder le groupe ou la société. Il faut plutôt au contraire comprendre que toute révolte suppose déjà l'idée d'un groupe, d'une société. Ainsi l'indignation ou la révolte ne sont possibles qu'à travers des mouvements de lutte déjà constitués. De l'injonction de Hessel « Indignez-vous » à la suivante « Engagez-vous » ce qui est visé c'est la création de la société, avec l'idée que celle-ci n'est jamais acquise et qu'elle est en constante création et détermination. Cela prend tout son sens il est vrai après la seconde guerre mondiale mais ne doit pas s'en contenter.
Doit-on craindre le plus le mépris ou l'indifférence ? Dans ce qu'on appelle le mépris il y a une forme d'affirmation de soi et donc déjà un début de reconnaissance même négative, tandis que l'indifférence est une absence de reconnaissance. L'indignation est le refus de l'indifférence. La reconnaissance commence déjà là. Avant d'être catégorisé, avant de se voir attribuer une valeur positive ou négative qu'il est possible de remettre en question, le désir de reconnaissance originel vise simplement à affirmer sa propre existence. Celui qui s'indigne commence par dire quelque chose de très simple : j'existe. Cette affirmation qui pourrait faire penser au cogito cartésien lui est pourtant complètement éloignée. Il ne s'agit plus de se prouver son existence, mais de l'affirmer aux autres. Bien sûr face au mépris le représentant d'un groupe, d'une classe, d'un genre affirme également son existence mais en disant : « je vaux plus que cela ». Or l'indifférence est encore plus forte puisqu'elle pousse jusqu'à l'ignorance (l'absence de connaissance et re-connaissance) ce à quoi l'indigné oppose sa revendication : « je vaux, j'existe ».

Agir politiquement

Les mouvements sociaux portent toujours des revendications propres soit à une classe, soit un groupe ethnique, culturel, un genre, ou une catégorie sociale particulière. Pourtant il ne faut pas se laisser croire que ces mouvements s'inscrivent dans une démarche « identitaire » dans le sens où des individus chercheraient à se constituer autour d'une identité créée par telle caractéristique. Honneth propose de distinguer deux types de reconnaissance, celle qui vise à élargir la matière d'un droit et l'autre qui vise à élargir les sujets d'un droit. L'indignation concerne cette deuxième catégorie. Même si les mouvements sociaux se portent sur des objectifs d'amélioration des contenus juridiques, le fond de chacune de leur action est bien la reconnaissance de chacun comme égal de l'autre, et par là le but général est celui de l'abolition des privilèges (pas de droits réservés à certaines personnes) et des exceptions (pas de droits dont seraient exclus certaines personnes).
Pour Camus, la révolte est notre réalité historique, et la solidarité des hommes se fonderait sur cette révolte. Il s'agit de rejeter la théorie du contrat social telle qu'elle est formulée classiquement et canoniquement par Hobbes ou Rousseau bien que leurs conceptions diffèrent. Le principe à la base des théories contractualistes est le même, car il fait reposer le lien social sur une communauté d'intérêts qu'ils soient positifs ou négatifs, principe qui va permettre l'essor du libéralisme politique et économique remis en doute et en cause que ce soit par la théorie critique ou plus directement par les mouvements sociaux des Indignés.
Le refus de l'autorité, de la domination sont en soi des formes de l'indignation car elles s'opposent à des processus qui font de nous des choses. Au contraire au sein même de ces luttes il faut y voir des individus qui cherchent à dépasser les clivages et les catégorisations. Pour autant, il faut se garder d'assimiler toute position sceptique ou toute opposition politique à l'indignation. L'activité politique se concevant facilement comme polémique, il s'agit donc encore une fois de bien distinguer l'indignation de la simple opposition politique. Il ne s'agit pas de délégitimer les actions singulières de tel ou tel mouvement, du prolétaire, du féministe, de l'antiraciste quand ces revendications ne sont pas générales et pourraient sembler égoïstes. Cependant il s'agit de comprendre l'universalité à laquelle aspire chacun de ces mouvements. L'ouvrier ne veut plus être seulement une force de travail, la personne de couleur ne veut plus être qu'un étranger, la femme ne veut plus être juste une mère de famille. Si l'on comprend que l'indignation vise les individus en tant qu'individus, selon leurs qualités propres et personnelles et non plus seulement d'après leurs traits d'appartenance à un groupe ou un autre, alors nous comprenons en quoi une telle attitude rend légitime le souci de l'homme pour la femme, de l'occidental pour l'homme de couleur ce qui ne serait sans cela que de la mauvaise foi sartrienne. La dignité humaine ne peut être que partagée, ne peut avoir de valeur si justement elle est humaine, c'est-à-dire si elle concerne chaque individu. On peut alors se demander si elle existe aujourd'hui, alors qu'à l'échelle planétaire certains ne vivent pas dans des conditions que l'on dirait dignes.

Conclusion

Au terme de ce cours travail nous devons faire remarquer l'importance d'une compréhension globale de cette réflexion qui bien que compartimentée ici pour des raisons méthodologiques forme un tout cohérent. Si notre étude phénoménologique a pu sembler détachée d'un contexte socio-politique sur le plan théorique, d'une manière pratique il faut entendre qu'un tel phénomène ne saurait trouver sa place en dehors d'un mouvement général politique porté par un groupe d'individus. Le sujet qui fait l'expérience de l'indignation n'est jamais isolé, en ce sens non pas qu'il précède ou qu'il découle du groupe social mais bien en tant que l'un et l'autre ne sauraient exister indépendamment. À travers une étude de ce que nous avons désigné comme la nature et les formes de l'indignation nous avons aussi voulu trouver un prétexte pour une réflexion plus large sur l'éthique et la politique. Dans le contexte politique mais également philosophique il nous a paru important d'interroger les concepts de valeurs, d'individu, de sujet et de ce qui fait société. Ce qui semble s'achever ici ne serait alors que le préambule d'un travail plus large qui devrait tenter de (re)penser les liens entre différentes disciplines proches de la philosophie que sont la psychologie ou la sociologie.
Le concept de dignité est apparu à plusieurs endroits dans ce travail et a endossé plusieurs définitions. L'on pourrait nous faire la remarque d'un manque de clarté et de précision concernant ce terme. Si nous n'avons pas voulu trancher cette question de définition c'est qu'il nous apparaît encore aujourd'hui trop réducteur de parler de dignité humaine dans un contexte où celle-ci est employée comme argument pour et contre l'avortement ou l'euthanasie par exemple. Notre ambition d'étendre le phénomène d'indignation à une sphère sociale et politique nous a donc décidé à mettre de côté ces questions purement éthiques. Le caractère phénoménologique de l'indignation tel que nous l'avons décrit veut laisser la place à une interprétation, à une subjectivité. Nous devons alors comprendre que si la dignité est propre à chacun, elle pourrait nous apparaître presque indescriptible, ineffable. Ce constat peut sonner comme un échec ou une aporie et c'est pourtant là que nous souhaitions aboutir.
Il y a certaines choses qui échappent à la mesure et à l'entendement. Pour pousser la réflexion du social à l'écologie le pas à faire n'est pas difficile. Il ne s'agit pas d'élargir la dignité humaine au vivant et tout écosystème, ce serait contradictoire. Si nous reprenons l'idée d'incommensurabilité propre à chaque individu, alors nous pouvons facilement concevoir une dignité animale, une dignité végétale même sans les confondre dans un élan de fantasme anthropomorphique. Cette affirmation est donc sérieuse et ne repose que sur l'idée que certaines entités ne peuvent être simplement considérés comme des moyens, comme des objets, comme des marchandises.