Il
y a des mots qui sonnent comme des compliments dans certaines bouches
et comme des insultes dans d'autres. Les adeptes du pouvoir et de
l'ordre invoqueront facilement l'anarchie de manière péjorative
pour désigner une situation chaotique, sur laquelle ils n'ont pas le
contrôle. Moi, ça me va très bien l'anarchie, l'horizontalité,
l'attention portée à la réduction des rapports de domination ou
d'oppression. Parfois ce sont les mêmes fanatiques des institutions
et des lois qui en appellent à un idéal, une valeur : la
laïcité. On peut voir leurs yeux briller d'espoir dans l'idée que
la laïcité est synonyme de progrès et d'unité. L'un comme l'autre
me font gerber, et cette vue de la laïcité écorche mes oreilles.
Pourquoi ? Au départ c'est une bonne idée : séparer le
pouvoir d'État et le pouvoir religieux. En quoi alors la laïcité
poserait-elle problème aujourd'hui ? En rien. Pourquoi la
met-on en avant alors ? Pour la détourner d'une quelconque
fonction originelle et s'en servir comme légitimation d'oppression
sur des populations étrangères, marginales, anormales. C'est bien
cela qui m'agace profondément. Les politiciens de droite humanistes
qu'ils soient libéraux ou socialistes brandissent l'étendard de la
morale laïque, de l'identité nationale, de l'esprit républicain ou
que sais-je encore. Et même si, cachées sous les intérêts
politico-financiers, on peut trouver un brin de sincérité et de
bonne volonté, le terrain de la laïcité a été profondément
labouré par l'extrême-droite qui y sème ses graines de haine de
l'autre comme elle l'a toujours fait. Doit-on défendre la laïcité ?
Si celle-ci se résume au respect de l'autre dans ses différences,
alors oui. Mais cette défense d'un idéal n'ajouterait rien à la
lutte sociale quotidienne nécessaire. C'est là qu'on pourrait me
dire : « mais si tu es anarchiste, tu ne veux ni dieu, ni
maître ? Et alors tu es contre les religions ? ». De
la même manière on pourrait clore le débat dans toute la gauche
marxiste avec la citation peut-être la plus célèbre de Marx :
la religion c'est l'opium du peuple. C'est pour cette raison
que j'aimerais revenir sur ces simplifications et proposer une
critique de la religion comme politique et de la politique comme
religion.
« La
misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle
et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La
religion est le soupir de la créature accablée par le malheur,
l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une
époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. » On répète
facilement cette dernière phrase pour critiquer la religion, faire
des pratiques des croyants des manières de s'extirper d'une réalité
pour entre dans une autre qui serait fausse. Mais dire que la
religion est l'opium du peuple ne dit rien de plus que celle-ci
assure une fonction : se donner les moyens sensibles,
intellectuels et pratiques de faire face à une réalité sociale
insupportable. Ce qui est critiquable de ce point de vue serait
l'absence d'une volonté de changer cette réalité, et se contenter
de la rendre supportable. Il faut ici ne pas oublier que si les
religions jusqu'au siècle dernier sont critiquables ce n'est pas
tant pour la fonction qu'elle affirmer remplir (le salut, le paradis,
etc.) mais plutôt en raison de ses effets concrets sur la vie
politique et sociale de laquelle elles n'étaient pas séparées.
Aujourd'hui c'est LA différence fondamentale entre l'islam et
l'islamisme. Si le premier est un ensemble de théories et croyances
religieuses le second est un projet politique basé sur la religion.
De
là s'opère une démarcation simple mais simplificatrice : en
parallèle avec l'opposition Église/État s'institue dans les
esprits un fossé entre le privé et le public, et plus tard entre le
social et le politique. Cette vision est néfaste puisqu'elle
contribue à réduire le champ d'action politique, qui aujourd'hui
peine encore à dépasser le simple vote, et désengage chacun et
chacune dans son quotidien. Ceci évidemment ne fait que renforcer
les dominations institutionnelles comme privées. En tant
qu'anarchiste, porté par le projet d'autonomie de la société et
des individus, il est clair que je n'accepterai pas de politique qui
tire ses principes d'une religion comme texte fondateur absolu,
exempt de critiques et de modifications. Le projet d'autonomie et de
révolution vise à la création continuelle des normes qui nous
permettent de vivre ensemble. Cela n'exclut pas la liberté de
conscience, le droit de culte, etc. Il serait bien naïf celui qui
voudrait rabattre le « Ni Dieu, Ni Maître » de Blanqui
sur des fantasmes totalitaires malheureusement incarnés par des
régimes dits « communistes ». Mao, Staline, Poutine et
leurs compères sont loin de la laïcité mais l'utilisent pour jus.
Justifier l'athéisme, ce qui est différent.
Je
suis athé. Je ne crois pas en un Dieu transcendant, créateur,
démiurge. Suis-je agnostique ? Es-tu toi agnostique ? Ne
crois-tu en rien ? Je ne te parle pas d'esprit, de divinité ou
de choses de cet ordre-là. Sans réfuter la mystique je tiens à
affirmer la foi. C'est quand la foi est trop grande ou trop faible
que l'on est capable d'en finir. Les vivant.e.s croient au minimum à
la vie. Alors certes notre système de valeurs est athée, ne
comprend pas de référence à une entité extérieure au monde. Mais
cette différence remarquée, en quoi un dogme théiste est-il plus
dangereux d'un dogme athéiste ?
Le
capitalisme est l'opium du peuple. La société de consommation est
cette drogue nauséabonde qui maintient les masses non pas dans
l'ignorance mais dans l'acceptation de la misère humaine. Quand on
sait comment le monde est pourri, quand on sait la rage que cela nous
donne, on ne peut s'empêcher de penser que si les gens savaient, ils
bougeraient, ils changeraient. Ils savent. Ils ne bougent pas.
Certains vont à l'église le dimanche. D'autres vont au supermarché.
Steve Jobs, Zuckerberg, Bill Gates sont les nouveaux apôtres de la
croyance en une toute puissance : le progrès
scientifico-technique. La science et la raison (qui vont de pair avec
le capitalisme) jouent le rôle de la religion d'antan. La question n'est pas de savoir si c'est Dieu qui a fait l'homme à son image, ou si c'est l'homme qui a fait Dieu à la sienne, mais de savoir dans quelle mesure le fantasme de toute-puissance incarnée en Dieu n'a-t-il pas été transféré à l'homme et sa science ? Les
logiques de domination restent les mêmes. Le nucléaire comme les
énergies vertes, les OGM et l'agriculture bio intensive, à l'école,
à l'hôpital, etc. les technologies et les sciences vont sauver
l'humanité ! Amen. La seule différence avec les autres
religions c'est que ce culte s'impose de manière unique,
indifférenciée, universellement. Le capitalisme on le sait est bien
plus destructeur et totalitaire, car totalisant, que n'importe quelle
religion. C'est même lui qui nourrit les extrémismes religieux.
Comment pourrait-il en être autrement : puisqu'il ne laisse
place à aucune alternative politique en tant que telle, la seule
issue ne peut trouver sa place qu'à l'extérieur du champ politique
et puiser dans les valeurs traditionnelles pour en faire la critique.
Car il faut évidemment faire la critique de « nos »
valeurs : liberté, égalité, fraternité, travail, famille,
patrie. Il faut faire la critique de la technique et de la science
toutes puissantes : elles ne dispensent pas l'humain d'agir,
elles ne résolvent pas les questions politiques ou sociales :
comment vivre ensemble, et vivre une « vie bonne » ?
Religion
ou culture ? Les politiciens aiment bien les cultures : on
peut les rabattre sur des identités nationales ou régionales, peu
importe, ou à des populations déterminées. On peut en faire la
promotion et mettre en avant le mélange des cultures et l'exotisme
d'une colonisation réussie. De la même manière on peut dire que le
capitalisme est une culture. Tant qu'il y a des frontières c'est
mieux pour contrôler. C'est cela qui dérange avec les religions :
elles ne coïncident nullement simplement avec les frontières
géopolitiques. La faute à qui alors quand un français islamiste
commet des crimes au nom de son dieu ? La politique diplomatique
a besoin de coupables. Car malgré la divergence entre religions et
états, il existe bien des communautés. Alors qu'en est-il vraiment
de ces capitalistes ? Qui sont-ils ? Des méchants
technocrates assis dans des fauteuils de bureaux de tours vitrées ?
Pas seulement. Si l'on fait le rapprochement (certes limité) entre
capitalisme et religion on peut se dire que nous ne sommes pas
différents des « croyants » quand nous agissons au
quotidien. Pourquoi poser la question du voile avec des
(pseudo-)prétentions féministes sans faire la critique des normes
esthétiques qui sont imposées au corps féminin ? Pourquoi
s'indigner (hypocritement) de la question de la viande hallal sans
remettre en cause l'exploitation et la souffrance animale dans son
ensemble ? Les exemples ne manquent pas. Le capitalisme est un
dogme comme un autre, mais plus que les autres il est méprisable car
derrière son masque de tolérance libérale, il n'accepte aucune
alternative.
C'est
pourtant là que se situe la solution. Sortir du capitalisme. Car si
Marx pouvait critiquer la religion ce n'est pas tant pour ses effets
que pour sa cause : la misère sociale. Tant que nous n'aurons
pas réglé les questions dites « sociales » et qui sont
rien de moins que des questions politiques, s'occuper d'une
quelconque laïcité n'aura pas de sens. Le seul sens qu'il pourra
prendre sera celui-ci d'un fascisme unificateur. C'est parce qu'il y
a des maîtres qu'il y a des dieux. C'est parce qu'il y a de la
domination qu'il y a de la révolte, de l'indignation mais aussi
parfois du retrait intérieur. On connaît les Gandhi, les Luther
King et autres missionnaires pour une paix sociale. Il faut de la foi
pour lutter, pour militer. Certain.e.s la puisent dans un au-delà,
c'est leur choix. En ce sens penser l'anarchisme c'est penser ces
différences de culte et de croyance sans les hiérarchiser, sans les
(dé-)valoriser, tout en gardant comme horizon la lutte sociale. La
lutte pour l'émancipation de toutes et de tous,
inconditionnellement.
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