La lutte pour la reconnaissance
« En société, l'esprit de révolte n'est possible que dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait. »
Albert Camus, L'homme révolté
À
voir les mouvements de ceux qu'on appelle « les indignés »
il
ne faut pas s'étonner que leurs cibles privilégiées soient les
places financières. Si nous
comprenons bien que l'indignation traite d'injustice, alors il est
clair que le système financier, étant le symbole de la monnaie
comme outil de distribution des richesses, soit
le premier visé en cas de crise politique. En
période de crise, l'indignation collective ne pose plus seulement la
nécessité d'un changement de situation, restreinte dans le temps et
l'espace, mais affirme la volonté d'un changement de société. De
Camus à Adorno il ne faut pas oublier que le crime le plus grand et
le plus révoltant est celui qui s'est perpétré collectivement, par
« la » ou une société. Quand
on a l'occasion de discuter avec des jeunes allemands certains
semblent encore porter la culpabilité, sans la responsabilité, de
ce qui semble être le crime non pas d'un seul homme, d'un parti,
d'une idéologie mais bel et bien d'un peuple, d'un groupe
d'individus. On
peut comprendre alors ce qui peut clairement s'exprimer comme de la
honte d'appartenir à des systèmes politiques, des états contre
lesquels on s'indigne.
Pour
reprendre le mécanisme abordé dans la première partie qui fait de
l'indignation la marque d'un refus, il apparaît clair que ce moment
est le moment de l'action politique. Si
l'école de Francfort s'est donné pour but d'explorer les conditions
de possibilité du social, Honneth pose aujourd'hui la question de
l'engagement du sujet dans l'action politique à travers les
mouvements sociaux. Dans
son essai sur La
lutte pour la reconnaissance,
il nous montre que ce qui pousse le sujet est l'expérience du mépris
social, ce qu'il appelle des « réactions émotionnelles
négatives » parmi lesquelles figurent la honte, la colère et
l'indignation.
En
effet si une situation était jusque là une situation du compromis,
de la concession, cela n'empêchait pas à l'individu opprimé
d'imaginer, de penser à une situation meilleure. Mais cela ne
restait que de l'ordre de l'espoir rêvé. L'indignation arrive au
moment où le cauchemar que peut être la vie vécue devient à ce
point insupportable qu'il est nécessaire de passer à l'action.
Les révoltes ou révolutions des dernières années baptisées de
« printemps arabe »
trouvaient leur force dans l'ultime espoir de celles et ceux qui,
n'ayant plus rien à perdre, avaient tout à gagner.
En
ce qui nous concerne nous pouvons supposer que des mouvements d'une
telle ampleur naissent dans les endroits et aux moments où des
individus, des familles, des populations, des nations ou des peuples
entiers qui, étant dépossédés de tous moyens matériels et
intellectuels, se défendent et refusent d'abandonner ce qui leur est
inaliénable : leur dignité. Ainsi,
s'ils semblent ne plus rien rester
sur le plan matériel, il persiste
toujours en chacun une dignité à défendre. Ainsi
entendue, la dignité serait l'ultime qualité ou la qualité
première originelle nécessaire
à tout un chacun pour constituer la société.
La
théorie critique initiée par l'école de Francfort trouve encore
aujourd'hui de la matière à sa réflexion. Le contexte politique
actuel est celui d'une crise. Il nous semble intéressant de
considérer l'idée de crise au sens premier, au sens grec comme un
moment de décision (krinein).
Il apparaît alors important dans cette perspective d'inscrire
l'indignation dans un mouvement général de crise, c'est-à-dire de
prise de décision, de réflexion, de doute. Si
le monde est en crise, il faut s'indigner. Peut-on renverser cette
logique et nous demander ce que signifie aujourd'hui politiquement ce
qui serait une tendance à l'indignation ? Doit-on y voir le
signe d'un monde en crise ? La
crise est déjà le doute, la brèche du système et donc la marque
d'un problème. À
partir de cela nous pouvons nous demander si la crise est
exceptionnelle ou si elle est systématique. Les
mouvements sociaux et l'indignation qui les porte veulent dépasser
une certaine condition sociale et politique pour mettre en place une
nouvelle. Idéalement la société chercher à arriver à un certaine
équilibre mais nous pouvons nous demander si celui-ci est possible
ou si l'activité politique n'est pas un constant rapport de forces,
une lutte éternelle.
Faire société
On
ne s'indigne pas seul, car
on ne peut s'accorder sa propre dignité.
On s'indigne dans une société, face à d'autres
et
ce sont ces autres membres avec qui l'on fait société qui seuls
peuvent me donner accès à une dignité.
Mais si la dignité est une certaine valeur absolue accordée à
chacun, celle-ci
est niée dans l'indignation. En effet, soit la dignité est
universelle et donc partagée par toutes et tous, soit
elle n'est pas car comment pourrait-elle ne pas valoir plus si
certains la possèdent et d'autres ne la possèdent pas ?
Si
l'on parle vulgairement de personnes ou groupes qui auraient plus ou
moins de dignité que d'autres c'est vraisemblablement que nous nous
méprenons et confondons celle-ci avec l'honneur ou l'estime sociale.
L'estime
sociale se porte toujours sur quelqu'un, sur un groupe et vaut à
l'intérieur d'un système duquel on acquiert cette estime qui peut
augmenter ou diminuer en valeur.
Il
y a dans la reconnaissance quelque chose de plus que la simple estime
sociale. Estimer c'est toujours accorder une certaine valeur. La
reconnaissance nous intéresse car elle ne ne se pose pas la question
de la mesure : elle est binaire. Ainsi reconnaître quelqu'un
c'est lui accorder la qualité d'exister. C'est en se reconnaissant
les uns et les autres que nous formons en tant qu'individus
une société.
Ce
processus s'établit sur plusieurs niveaux et l'on pense à la
relation la plus simple, celle qui unit un être à un autre dans
l'amour. De l'amour à la reconnaissance il semble se dessiner un
écart mais à bien y penser il s'agit toujours de la même chose :
considérer l'autre dans son être propre. Celui ou celle qui aime
l'autre, son amant ou un parent ne calcule pas, ne pense pas en
termes d'intérêts. Avec le processus d'indignation ce qui semble se
restreindre à la sphère intime, la sphère privée est à concevoir
à l'échelle de la communauté politique. La reconnaissance mutuelle
s'ancre autour d'idées telles que la solidarité, la réciprocité
ou la mutualité, la compassion (comme un amour inconditionnel),
etc...
Ainsi
celui qui s'indigne et réclame sa dignité réclame faire partie du
tout, réclame être l'égal des autres à
travers ce que Honneth thématise depuis Hegel dans ce qui forme la
lutte
pour la reconnaissance
(nous
pouvons à nouveau penser de loin à Sartre quand il montre que c'est
dans le regard que je porte sur l'autre que je prends conscience de
ma subjectivité).
Comment le sentiment ou l'action individuelle peut-elle constituer le
groupe social, la communauté politique ?
« Je
me révolte,
donc nous sommes ».
Si
je me révolte pour moi-même, et que mon intention est égoïste, il
ne saurait en découler une société. Il ne faut pas confondre la
révolte individuelle avec le modèle hobbesien de la compétition de
chacun contre chacun. Mais comme le précise Honneth, la réaction
d'un individu ne peut suffire à faire société. Ce que nous n'avons
pas encore évoqué et qu'il est important de préciser est que dans
l'idée de révolte réside déjà le groupe. L'homme
s'il se révolte ne saurait être seul, c'est à l'intérieur d'un
groupe, d'une classe, d'un mouvement social qu'il peut trouver
l'espace de sa révolte. Ainsi
la
logique qui sous-tend le
mot de Camus n'est pas causal. Ce
n'est pas la supposée révolte d'un individu qui va pouvoir fonder
le groupe ou la société. Il
faut plutôt au contraire comprendre que toute révolte suppose déjà
l'idée d'un groupe, d'une société. Ainsi l'indignation ou la
révolte ne sont possibles qu'à travers des mouvements de lutte déjà
constitués.
De
l'injonction de Hessel « Indignez-vous » à la suivante
« Engagez-vous » ce qui est visé c'est la création de
la société, avec
l'idée que celle-ci n'est jamais acquise et qu'elle est en constante
création et
détermination.
Cela prend tout son sens il est vrai après la seconde guerre
mondiale mais ne doit pas s'en contenter.
Doit-on
craindre le plus le mépris ou l'indifférence ? Dans
ce qu'on appelle le mépris il y a une forme d'affirmation de soi et
donc déjà un début de reconnaissance même négative, tandis que
l'indifférence est une absence de reconnaissance. L'indignation
est le refus de l'indifférence. La
reconnaissance commence déjà là. Avant d'être catégorisé, avant
de se voir attribuer une valeur positive ou négative qu'il est
possible de remettre en question, le désir de reconnaissance
originel vise simplement à affirmer sa propre existence. Celui qui
s'indigne commence par dire quelque chose de très simple :
j'existe. Cette affirmation qui pourrait faire penser au cogito
cartésien lui est pourtant complètement éloignée. Il ne s'agit
plus de se prouver son existence, mais de l'affirmer aux autres. Bien
sûr face au mépris le représentant d'un groupe, d'une classe, d'un
genre affirme également son existence mais en disant : « je
vaux plus
que cela ». Or l'indifférence est encore plus forte
puisqu'elle pousse jusqu'à l'ignorance (l'absence de connaissance et
re-connaissance) ce à quoi l'indigné oppose sa revendication :
« je vaux, j'existe ».
Agir politiquement
Les
mouvements sociaux portent toujours des revendications propres soit
à
une classe, soit
un
groupe
ethnique, culturel,
un genre, ou
une
catégorie sociale particulière. Pourtant il ne faut pas se laisser
croire que ces mouvements s'inscrivent dans une démarche
« identitaire » dans le sens où des individus
chercheraient à se constituer autour d'une identité créée par
telle
caractéristique.
Honneth
propose de distinguer deux types de reconnaissance, celle qui vise à
élargir la matière d'un droit et l'autre qui vise à élargir les
sujets d'un droit. L'indignation
concerne cette deuxième catégorie. Même
si les mouvements sociaux se portent sur des objectifs d'amélioration
des contenus juridiques, le fond de chacune de leur action est bien
la reconnaissance de chacun comme égal de l'autre, et
par là le but général est celui de l'abolition des privilèges
(pas de droits réservés à certaines personnes) et des exceptions
(pas de droits dont seraient exclus certaines personnes).
Pour
Camus, la révolte est notre réalité historique, et la solidarité
des hommes se fonderait sur cette révolte. Il
s'agit de rejeter la théorie du contrat social telle qu'elle est
formulée classiquement et canoniquement par Hobbes ou Rousseau bien
que leurs conceptions diffèrent. Le principe à la base des théories
contractualistes est le même, car il fait reposer le lien social sur
une communauté d'intérêts qu'ils soient positifs ou négatifs,
principe qui va permettre l'essor du libéralisme politique et
économique remis en doute et en cause que ce soit par la théorie
critique ou plus directement par les mouvements sociaux des Indignés.
Le
refus de l'autorité, de la domination sont en soi des formes de
l'indignation car elles s'opposent à des processus qui font de nous
des choses.
Au contraire au sein même de ces luttes il faut y voir des individus
qui cherchent à dépasser les clivages et les catégorisations. Pour
autant, il faut se garder d'assimiler toute position sceptique ou
toute opposition politique à l'indignation. L'activité politique se
concevant facilement comme polémique, il s'agit donc encore une fois
de bien distinguer l'indignation de la simple opposition politique.
Il
ne s'agit pas de délégitimer les actions singulières de tel ou tel
mouvement, du prolétaire, du féministe, de l'antiraciste quand ces
revendications ne sont pas générales et pourraient sembler
égoïstes. Cependant il s'agit de comprendre l'universalité à
laquelle aspire chacun de ces mouvements.
L'ouvrier
ne veut plus être seulement une force de travail, la personne de
couleur ne veut plus être qu'un étranger, la femme ne veut plus
être juste une mère de famille. Si
l'on comprend que l'indignation vise les individus en tant
qu'individus, selon leurs qualités propres et personnelles et non
plus seulement d'après leurs traits d'appartenance à un groupe ou
un autre, alors nous comprenons en quoi une telle attitude rend
légitime le souci de l'homme pour la femme, de l'occidental pour
l'homme de couleur ce
qui ne serait sans cela que de la mauvaise foi sartrienne. La dignité
humaine ne peut être que partagée, ne peut avoir de valeur
si justement elle est humaine, c'est-à-dire si elle concerne chaque
individu. On peut alors se demander si elle existe aujourd'hui, alors
qu'à l'échelle planétaire certains ne vivent pas dans des
conditions que l'on dirait dignes.
Conclusion
Au
terme de ce cours travail nous devons faire remarquer l'importance
d'une compréhension globale
de cette réflexion qui bien que compartimentée ici pour des raisons
méthodologiques forme un tout cohérent. Si
notre étude phénoménologique a pu sembler détachée d'un contexte
socio-politique sur le plan théorique, d'une manière pratique il
faut entendre qu'un tel phénomène ne saurait trouver sa place en
dehors d'un mouvement général politique porté par un groupe
d'individus. Le
sujet qui
fait l'expérience de
l'indignation n'est jamais isolé, en ce sens non pas qu'il précède
ou qu'il découle du groupe social mais bien en tant que l'un et
l'autre ne sauraient exister indépendamment.
À
travers une étude de ce que nous avons désigné comme la nature et
les formes de l'indignation nous avons aussi voulu trouver un
prétexte pour une réflexion plus
large sur l'éthique et la politique. Dans
le contexte politique mais également philosophique il
nous a paru important d'interroger les concepts de valeurs,
d'individu, de sujet et de ce qui fait société. Ce qui semble
s'achever ici ne serait alors que le préambule d'un travail plus
large qui devrait tenter de (re)penser les liens entre différentes
disciplines proches de la philosophie que sont la psychologie ou la
sociologie.
Le
concept de dignité est apparu à plusieurs endroits dans ce travail
et a endossé plusieurs définitions. L'on pourrait nous faire la
remarque d'un manque de clarté et de précision concernant ce terme.
Si nous n'avons pas voulu trancher cette question de définition
c'est qu'il nous apparaît encore aujourd'hui trop réducteur de
parler de dignité humaine dans un contexte où celle-ci est employée
comme argument pour et contre l'avortement ou l'euthanasie par
exemple. Notre ambition d'étendre le phénomène d'indignation à
une sphère sociale et politique nous a donc décidé à mettre de
côté ces questions purement éthiques. Le caractère
phénoménologique de l'indignation tel que nous l'avons décrit veut
laisser la place à une interprétation, à une subjectivité. Nous
devons alors comprendre que si la dignité est propre à chacun, elle
pourrait nous apparaître presque indescriptible, ineffable. Ce
constat peut sonner comme un échec ou une aporie et c'est pourtant
là que nous souhaitions aboutir.
Il
y a certaines choses qui échappent à la mesure et à l'entendement.
Pour pousser la réflexion du social à l'écologie le pas à faire
n'est pas difficile. Il ne s'agit pas d'élargir la dignité humaine
au vivant et tout écosystème, ce serait contradictoire. Si nous
reprenons l'idée d'incommensurabilité propre à chaque individu,
alors nous pouvons facilement concevoir une dignité animale, une
dignité végétale même sans les confondre dans un élan de
fantasme anthropomorphique. Cette affirmation est donc sérieuse et
ne repose que sur l'idée que certaines entités ne peuvent être
simplement considérés comme des moyens, comme des objets, comme des
marchandises.