vendredi 7 novembre 2014

Nature et formes de l'indignation - Troisième partie


La lutte pour la reconnaissance

« En société, l'esprit de révolte n'est possible que dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait. »
Albert Camus, L'homme révolté
À voir les mouvements de ceux qu'on appelle « les indignés » il ne faut pas s'étonner que leurs cibles privilégiées soient les places financières. Si nous comprenons bien que l'indignation traite d'injustice, alors il est clair que le système financier, étant le symbole de la monnaie comme outil de distribution des richesses, soit le premier visé en cas de crise politique. En période de crise, l'indignation collective ne pose plus seulement la nécessité d'un changement de situation, restreinte dans le temps et l'espace, mais affirme la volonté d'un changement de société. De Camus à Adorno il ne faut pas oublier que le crime le plus grand et le plus révoltant est celui qui s'est perpétré collectivement, par « la » ou une société. Quand on a l'occasion de discuter avec des jeunes allemands certains semblent encore porter la culpabilité, sans la responsabilité, de ce qui semble être le crime non pas d'un seul homme, d'un parti, d'une idéologie mais bel et bien d'un peuple, d'un groupe d'individus. On peut comprendre alors ce qui peut clairement s'exprimer comme de la honte d'appartenir à des systèmes politiques, des états contre lesquels on s'indigne.
Pour reprendre le mécanisme abordé dans la première partie qui fait de l'indignation la marque d'un refus, il apparaît clair que ce moment est le moment de l'action politique. Si l'école de Francfort s'est donné pour but d'explorer les conditions de possibilité du social, Honneth pose aujourd'hui la question de l'engagement du sujet dans l'action politique à travers les mouvements sociaux. Dans son essai sur La lutte pour la reconnaissance, il nous montre que ce qui pousse le sujet est l'expérience du mépris social, ce qu'il appelle des « réactions émotionnelles négatives » parmi lesquelles figurent la honte, la colère et l'indignation.
En effet si une situation était jusque là une situation du compromis, de la concession, cela n'empêchait pas à l'individu opprimé d'imaginer, de penser à une situation meilleure. Mais cela ne restait que de l'ordre de l'espoir rêvé. L'indignation arrive au moment où le cauchemar que peut être la vie vécue devient à ce point insupportable qu'il est nécessaire de passer à l'action. Les révoltes ou révolutions des dernières années baptisées de « printemps arabe » trouvaient leur force dans l'ultime espoir de celles et ceux qui, n'ayant plus rien à perdre, avaient tout à gagner. En ce qui nous concerne nous pouvons supposer que des mouvements d'une telle ampleur naissent dans les endroits et aux moments où des individus, des familles, des populations, des nations ou des peuples entiers qui, étant dépossédés de tous moyens matériels et intellectuels, se défendent et refusent d'abandonner ce qui leur est inaliénable : leur dignité. Ainsi, s'ils semblent ne plus rien rester sur le plan matériel, il persiste toujours en chacun une dignité à défendre. Ainsi entendue, la dignité serait l'ultime qualité ou la qualité première originelle nécessaire à tout un chacun pour constituer la société.
La théorie critique initiée par l'école de Francfort trouve encore aujourd'hui de la matière à sa réflexion. Le contexte politique actuel est celui d'une crise. Il nous semble intéressant de considérer l'idée de crise au sens premier, au sens grec comme un moment de décision (krinein). Il apparaît alors important dans cette perspective d'inscrire l'indignation dans un mouvement général de crise, c'est-à-dire de prise de décision, de réflexion, de doute. Si le monde est en crise, il faut s'indigner. Peut-on renverser cette logique et nous demander ce que signifie aujourd'hui politiquement ce qui serait une tendance à l'indignation ? Doit-on y voir le signe d'un monde en crise ? La crise est déjà le doute, la brèche du système et donc la marque d'un problème. À partir de cela nous pouvons nous demander si la crise est exceptionnelle ou si elle est systématique. Les mouvements sociaux et l'indignation qui les porte veulent dépasser une certaine condition sociale et politique pour mettre en place une nouvelle. Idéalement la société chercher à arriver à un certaine équilibre mais nous pouvons nous demander si celui-ci est possible ou si l'activité politique n'est pas un constant rapport de forces, une lutte éternelle.

Faire société

On ne s'indigne pas seul, car on ne peut s'accorder sa propre dignité. On s'indigne dans une société, face à d'autres et ce sont ces autres membres avec qui l'on fait société qui seuls peuvent me donner accès à une dignité. Mais si la dignité est une certaine valeur absolue accordée à chacun, celle-ci est niée dans l'indignation. En effet, soit la dignité est universelle et donc partagée par toutes et tous, soit elle n'est pas car comment pourrait-elle ne pas valoir plus si certains la possèdent et d'autres ne la possèdent pas ? Si l'on parle vulgairement de personnes ou groupes qui auraient plus ou moins de dignité que d'autres c'est vraisemblablement que nous nous méprenons et confondons celle-ci avec l'honneur ou l'estime sociale. L'estime sociale se porte toujours sur quelqu'un, sur un groupe et vaut à l'intérieur d'un système duquel on acquiert cette estime qui peut augmenter ou diminuer en valeur.
Il y a dans la reconnaissance quelque chose de plus que la simple estime sociale. Estimer c'est toujours accorder une certaine valeur. La reconnaissance nous intéresse car elle ne ne se pose pas la question de la mesure : elle est binaire. Ainsi reconnaître quelqu'un c'est lui accorder la qualité d'exister. C'est en se reconnaissant les uns et les autres que nous formons en tant qu'individus une société. Ce processus s'établit sur plusieurs niveaux et l'on pense à la relation la plus simple, celle qui unit un être à un autre dans l'amour. De l'amour à la reconnaissance il semble se dessiner un écart mais à bien y penser il s'agit toujours de la même chose : considérer l'autre dans son être propre. Celui ou celle qui aime l'autre, son amant ou un parent ne calcule pas, ne pense pas en termes d'intérêts. Avec le processus d'indignation ce qui semble se restreindre à la sphère intime, la sphère privée est à concevoir à l'échelle de la communauté politique. La reconnaissance mutuelle s'ancre autour d'idées telles que la solidarité, la réciprocité ou la mutualité, la compassion (comme un amour inconditionnel), etc... Ainsi celui qui s'indigne et réclame sa dignité réclame faire partie du tout, réclame être l'égal des autres à travers ce que Honneth thématise depuis Hegel dans ce qui forme la lutte pour la reconnaissance (nous pouvons à nouveau penser de loin à Sartre quand il montre que c'est dans le regard que je porte sur l'autre que je prends conscience de ma subjectivité). Comment le sentiment ou l'action individuelle peut-elle constituer le groupe social, la communauté politique ?
« Je me révolte, donc nous sommes ». Si je me révolte pour moi-même, et que mon intention est égoïste, il ne saurait en découler une société. Il ne faut pas confondre la révolte individuelle avec le modèle hobbesien de la compétition de chacun contre chacun. Mais comme le précise Honneth, la réaction d'un individu ne peut suffire à faire société. Ce que nous n'avons pas encore évoqué et qu'il est important de préciser est que dans l'idée de révolte réside déjà le groupe. L'homme s'il se révolte ne saurait être seul, c'est à l'intérieur d'un groupe, d'une classe, d'un mouvement social qu'il peut trouver l'espace de sa révolte. Ainsi la logique qui sous-tend le mot de Camus n'est pas causal. Ce n'est pas la supposée révolte d'un individu qui va pouvoir fonder le groupe ou la société. Il faut plutôt au contraire comprendre que toute révolte suppose déjà l'idée d'un groupe, d'une société. Ainsi l'indignation ou la révolte ne sont possibles qu'à travers des mouvements de lutte déjà constitués. De l'injonction de Hessel « Indignez-vous » à la suivante « Engagez-vous » ce qui est visé c'est la création de la société, avec l'idée que celle-ci n'est jamais acquise et qu'elle est en constante création et détermination. Cela prend tout son sens il est vrai après la seconde guerre mondiale mais ne doit pas s'en contenter.
Doit-on craindre le plus le mépris ou l'indifférence ? Dans ce qu'on appelle le mépris il y a une forme d'affirmation de soi et donc déjà un début de reconnaissance même négative, tandis que l'indifférence est une absence de reconnaissance. L'indignation est le refus de l'indifférence. La reconnaissance commence déjà là. Avant d'être catégorisé, avant de se voir attribuer une valeur positive ou négative qu'il est possible de remettre en question, le désir de reconnaissance originel vise simplement à affirmer sa propre existence. Celui qui s'indigne commence par dire quelque chose de très simple : j'existe. Cette affirmation qui pourrait faire penser au cogito cartésien lui est pourtant complètement éloignée. Il ne s'agit plus de se prouver son existence, mais de l'affirmer aux autres. Bien sûr face au mépris le représentant d'un groupe, d'une classe, d'un genre affirme également son existence mais en disant : « je vaux plus que cela ». Or l'indifférence est encore plus forte puisqu'elle pousse jusqu'à l'ignorance (l'absence de connaissance et re-connaissance) ce à quoi l'indigné oppose sa revendication : « je vaux, j'existe ».

Agir politiquement

Les mouvements sociaux portent toujours des revendications propres soit à une classe, soit un groupe ethnique, culturel, un genre, ou une catégorie sociale particulière. Pourtant il ne faut pas se laisser croire que ces mouvements s'inscrivent dans une démarche « identitaire » dans le sens où des individus chercheraient à se constituer autour d'une identité créée par telle caractéristique. Honneth propose de distinguer deux types de reconnaissance, celle qui vise à élargir la matière d'un droit et l'autre qui vise à élargir les sujets d'un droit. L'indignation concerne cette deuxième catégorie. Même si les mouvements sociaux se portent sur des objectifs d'amélioration des contenus juridiques, le fond de chacune de leur action est bien la reconnaissance de chacun comme égal de l'autre, et par là le but général est celui de l'abolition des privilèges (pas de droits réservés à certaines personnes) et des exceptions (pas de droits dont seraient exclus certaines personnes).
Pour Camus, la révolte est notre réalité historique, et la solidarité des hommes se fonderait sur cette révolte. Il s'agit de rejeter la théorie du contrat social telle qu'elle est formulée classiquement et canoniquement par Hobbes ou Rousseau bien que leurs conceptions diffèrent. Le principe à la base des théories contractualistes est le même, car il fait reposer le lien social sur une communauté d'intérêts qu'ils soient positifs ou négatifs, principe qui va permettre l'essor du libéralisme politique et économique remis en doute et en cause que ce soit par la théorie critique ou plus directement par les mouvements sociaux des Indignés.
Le refus de l'autorité, de la domination sont en soi des formes de l'indignation car elles s'opposent à des processus qui font de nous des choses. Au contraire au sein même de ces luttes il faut y voir des individus qui cherchent à dépasser les clivages et les catégorisations. Pour autant, il faut se garder d'assimiler toute position sceptique ou toute opposition politique à l'indignation. L'activité politique se concevant facilement comme polémique, il s'agit donc encore une fois de bien distinguer l'indignation de la simple opposition politique. Il ne s'agit pas de délégitimer les actions singulières de tel ou tel mouvement, du prolétaire, du féministe, de l'antiraciste quand ces revendications ne sont pas générales et pourraient sembler égoïstes. Cependant il s'agit de comprendre l'universalité à laquelle aspire chacun de ces mouvements. L'ouvrier ne veut plus être seulement une force de travail, la personne de couleur ne veut plus être qu'un étranger, la femme ne veut plus être juste une mère de famille. Si l'on comprend que l'indignation vise les individus en tant qu'individus, selon leurs qualités propres et personnelles et non plus seulement d'après leurs traits d'appartenance à un groupe ou un autre, alors nous comprenons en quoi une telle attitude rend légitime le souci de l'homme pour la femme, de l'occidental pour l'homme de couleur ce qui ne serait sans cela que de la mauvaise foi sartrienne. La dignité humaine ne peut être que partagée, ne peut avoir de valeur si justement elle est humaine, c'est-à-dire si elle concerne chaque individu. On peut alors se demander si elle existe aujourd'hui, alors qu'à l'échelle planétaire certains ne vivent pas dans des conditions que l'on dirait dignes.

Conclusion

Au terme de ce cours travail nous devons faire remarquer l'importance d'une compréhension globale de cette réflexion qui bien que compartimentée ici pour des raisons méthodologiques forme un tout cohérent. Si notre étude phénoménologique a pu sembler détachée d'un contexte socio-politique sur le plan théorique, d'une manière pratique il faut entendre qu'un tel phénomène ne saurait trouver sa place en dehors d'un mouvement général politique porté par un groupe d'individus. Le sujet qui fait l'expérience de l'indignation n'est jamais isolé, en ce sens non pas qu'il précède ou qu'il découle du groupe social mais bien en tant que l'un et l'autre ne sauraient exister indépendamment. À travers une étude de ce que nous avons désigné comme la nature et les formes de l'indignation nous avons aussi voulu trouver un prétexte pour une réflexion plus large sur l'éthique et la politique. Dans le contexte politique mais également philosophique il nous a paru important d'interroger les concepts de valeurs, d'individu, de sujet et de ce qui fait société. Ce qui semble s'achever ici ne serait alors que le préambule d'un travail plus large qui devrait tenter de (re)penser les liens entre différentes disciplines proches de la philosophie que sont la psychologie ou la sociologie.
Le concept de dignité est apparu à plusieurs endroits dans ce travail et a endossé plusieurs définitions. L'on pourrait nous faire la remarque d'un manque de clarté et de précision concernant ce terme. Si nous n'avons pas voulu trancher cette question de définition c'est qu'il nous apparaît encore aujourd'hui trop réducteur de parler de dignité humaine dans un contexte où celle-ci est employée comme argument pour et contre l'avortement ou l'euthanasie par exemple. Notre ambition d'étendre le phénomène d'indignation à une sphère sociale et politique nous a donc décidé à mettre de côté ces questions purement éthiques. Le caractère phénoménologique de l'indignation tel que nous l'avons décrit veut laisser la place à une interprétation, à une subjectivité. Nous devons alors comprendre que si la dignité est propre à chacun, elle pourrait nous apparaître presque indescriptible, ineffable. Ce constat peut sonner comme un échec ou une aporie et c'est pourtant là que nous souhaitions aboutir.
Il y a certaines choses qui échappent à la mesure et à l'entendement. Pour pousser la réflexion du social à l'écologie le pas à faire n'est pas difficile. Il ne s'agit pas d'élargir la dignité humaine au vivant et tout écosystème, ce serait contradictoire. Si nous reprenons l'idée d'incommensurabilité propre à chaque individu, alors nous pouvons facilement concevoir une dignité animale, une dignité végétale même sans les confondre dans un élan de fantasme anthropomorphique. Cette affirmation est donc sérieuse et ne repose que sur l'idée que certaines entités ne peuvent être simplement considérés comme des moyens, comme des objets, comme des marchandises.

Nature et formes de l'indignation - Deuxième partie


L'éthique existentialiste de l'indignation

La thèse que nous voulons défendre se veut existentialiste dans la mesure où elle accentue le primat de l'existence face à ce qui serait une essence trop idéaliste. Il ne s'agit pas de fonder une nouvelle éthique, d'en appuyer une déjà existante mais de fournir un critère, une base à la compréhension de ce que peut ou doit être une éthique aujourd'hui. En effet ce que nous cherchons à montrer c'est qu'au-delà du clivage qui oppose téléologie (éthique du but) et déontologie (éthique du devoir ou de l'intention) il y a une base commune qui est révélée à travers l'indignation. Ainsi nous ne cherchons pas à interroger le contenu qui serait composé de principes et qui serait soumis à des variations mais plutôt à asseoir des limites fondatrices à travers ce qu'on appelle une éthique négative.
Rappelons brièvement que le contexte historique des philosophes qui nous intéressent est celui de la seconde guerre mondiale avec toutes les horreurs qu'on lui connaît. Si l'éthique est l'étude de ce qu'il faut ou ne faut pas faire, nous comprenons facilement avec Camus et Adorno que leur principale question est de savoir comment a-t-on pu faire pour en arriver là ? Comment l'humanité et l'idéal humaniste qu'elle portait jusque là ont-ils pu aboutir à la solution finale, comment philosopher après Auschwitz ? La question est donc véritablement de se demander quelles sont les limites morales d'actes comme le viol, le meurtre, la torture, l'exploitation et par extension les formes d'oppression, de domination et de misère imposées à l'homme. En ce sens une telle éthique n'est pas positive car elle ne se demande pas ce que l'on peut faire mais cherche à exprimer ce qu'il ne faut pas faire.

Une fondation négative de l'éthique

Une fondation négative de l'éthique n'est pas une vision pessimiste. Pour reprendre Hume à propos des règles juridiques nous pouvons avancer que les lois morales bien qu'artificielles n'en sont pas pour autant arbitraires. Il faut donc comprendre un positivisme qui s'oppose au naturalisme (on tire des règles éthiques de la simple observation de la nature), mais qui reste négatif dans la mesure où on ne pose pas de limites a priori mais où l'on va chercher dans l'expérience les limites de l'acceptable ou de l'inacceptable. La difficulté est de montrer qu'une telle conception de l’éthique n'est pas émotiviste, relativiste. Il s'agit en effet de montrer le caractère rigoureux et prétendant à l'universalité d'une éthique « fondée » sur l'indignation, ou pour le dire autrement de légitimer le rôle de l'indignation au sein d'une réflexion sur l'éthique. On ne cherche pas à savoir ce qu'est le bien mais à décrire ce qui se passe quand on bascule vers le mal. L'éthique qui se veut prescriptive doit nous fournir des raisons de faire le bien ou de ne pas faire le mal. Nous pouvons alors nous demander avec l'injonction de Hessel que voudrait dire « Indignez-vous ! ».
Nietzsche reproche au devoir de ne s'exprimer toujours que de manière négative, dans la forme du Décalogue et du « ne pas ». On pourrait opposer le droit sous la forme de la liberté au devoir qui exprimerait une contrainte. Cette contrainte serait pourtant toujours exprimée d'abord par une injonction : il ne faut pas faire ceci ou il ne faut pas faire cela, ainsi entendus l'éthique, la morale ou le droit s'attacheraient à définir des limites. Mais ces limites ne peuvent venir de l'extérieur, elles nous sont données par l'expérience, nous les découvrons par nous-mêmes seulement quand elles semblent avoir été franchies. Comment alors entendre le souhait de Stéphane Hessel quand il dit « indignez-vous ! » ? Doit-on comprendre qu'il ne faut pas ne pas s'indigner ? Y aurait-il un devoir d'indignation ? Une première réponse positive à cette question se situerait sur un plan uniquement moral mais on peut également comprendre que d'un point de vue logique et presque métaphysique il serait impossible de ne pas s'indigner. Notre propos prend le revers de ce qui serait l'argument de Hessel : si le monde est injuste, il faut s'indigner ; nous voulons montrer que s'il y a de l'indignation, et quand celle-ci est légitime c'est qu'indéniablement le monde est injuste. Cela nous fait douter de l'ambition des idéalistes qui voudraient se couper de l'expérience pour traiter des problèmes éthiques.
En posant les limites empiriques de ce que le sujet supporte, apparaît une certaine éthique qui se construit de manière « négative ». S'il existe des limites à ce que l'on doit et ne doit pas faire, contrairement à la tradition idéaliste, ces limites ne sont connaissables que par l'expérience. Le dépassement de la tradition kantienne dans l'éthique de la discussion peut trouver là une manière pour les individus composant une communauté éthique de se rendre compte des valeurs, des limites de leurs actions possibles. On ne peut juger une loi éthique qu'en comparaison avec ses effets pratiques. Notre rapport à l'éthique, au bien, au mal, à la mort, à la souffrance n'est pas issu de la raison pure, il découle de notre condition de mortels, d'êtres finis. Si l'éthique kantienne présuppose le sujet, le « je », nous affirmons ici que c'est au contraire empiriquement, grâce à l'indignation que celui-ci est révélé en sa qualité d'être capable de s'indigner mais le risque est à nouveau de tomber dans un relativisme.
Peut-on et veut-on fonder une éthique sur l'indignation ? Ici la question est plutôt de nous demander comment les sentiments et plus particulièrement celui de l'indignation délimitent l'éthique. Il s'agit d'entamer une critique de visions de l'éthique et de la politique qui seraient trop axées sur les intérêts et les spéculations abstraites. Il convient alors de procéder à d'autres distinctions conceptuelles pour écarter une possible ambiguïté qui ferait jouer à l'indignation le même rôle qu'a voulu faire jouer Schopenhaueur à la pitié.
Il ne faut pas confondre l'indignation et la pitié, et vouloir en faire un sentiment fondateur de l'éthique. Si celui qui se dit indigné ressent de la pitié pour autrui cela ne suffit pas. Comme nous l'avons déjà précisé il faut manifester la volonté d'un autre monde possible. La pitié est en ce sens fataliste, car comme le souligne Adorno si l'on « s'adapte à la faiblesse des opprimés, on justifie les conditions de domination qu'elle présuppose ». Il ne s'agit pas de ressentir la peine de l'autre, ce n'est pas à proprement parler la sympathie (à entendre comme « empathie » ou « compassion » c'est-à-dire littéralement de souffrir avec) de Smith non plus. Certes on retrouve dans l'indignation l'idée d'une compréhension de la souffrance de l'autre mais celle-ci doit servir de moyen de révéler dans autrui ce que nous avons appelé jusqu'ici la dignité. Tandis que la simple pitié ou sympathie n'aurait pas cet effet primordial dans la prise de conscience d'une limite. La sympathie chez Smith est un processus qui fait intervenir un hypothétique observateur et renvoie des sentiments les uns envers les autres afin que ceux-ci s'accordent sur un juste milieu qui deviendrait la norme. L'indignation est immédiate, elle vise absolument la valeur niée avec la volonté immédiate de la restituer comme norme. Bien sûr ce que nous appelons compassion et qui renvoie à l'idée d'amour ou de solidarité semble faire partie de ce sentiment qu'est l'indignation mais si elle est nécessaire sous une certaine forme, elle n'est pas suffisante.
L'éthique de la souffrance. Le recueil d'aphorismes paru sous le titre de Minima Moralia et sous-titré « Réflexions sur la vie mutilée » nous enjoint clairement à considérer ce qui peut apparaître comme une vision noire de la vie chez Adorno. Ce n'est pas la douleur qui soulève l'indignation et le désir de changer, car la douleur est ponctuelle. Même si cela y ressemble nous ne sommes plus dans le discours qui oppose simplement peine et plaisir. C'est la souffrance qui arrive à un point de saturation et qui n'est pas rejetée comme telle mais comme symptôme, c'est-à-dire dire véritablement comme une marque, un signe (semios) qui est là pour montrer quelque chose. La souffrance est la perception physique ou psychologique de ce qui génère l'indignation. Considérer la souffrance paraît important chez Adorno sans quoi l'illusion du bonheur ne ferait que masquer ce qu'il y a d'inhumain dans l'homme, ce que nous appelons l'intolérable, l'inacceptable.
Le cogito existentiel pourrait se traduire sous la forme de : je souffre donc j'existe. L'évidence de l'existence ne viendrait donc pas de la pensée, du logos, du rationnel, de l'esprit mais bel et bien du corps, du pathos, de notre sensibilité. Quoi de plus trivial ? L'indignation manifeste l'existence de soi mais des autres également, je peux m'indigner pour autrui, cela veut dire que je peux prendre conscience de l'existence d'autrui à travers sa souffrance, qui me fait prendre conscience que cet autre est un autre moi-même et pas un objet, pas une chose.

L'individu

« C'est encore la domination de l'universel qui se cache dans le principe monadologique de l'individu, même là où il est protestataire. »
Theodor Adorno, Minima Moralia
Contre les dérives du capitalisme et ce que les philosophes de Francfort appellent la réification1, c'est-à-dire la réduction des personnes à des simples objets en ne les considérant par exemple que sous l'angle de leur force de travail ou de production, il est important de souligner cette perspective qui oppose l'individu et l'universel. Camus relève très bien ces fausses révolutions bourgeoises qui ne sont motivées que par des intérêts particuliers et non ces prétendus élans humanistes. Comme nous le verrons par la suite, il s'agit toujours de penser ensemble l'individu et la société, car l'un ne précède par l'autre, les deux coexistent simultanément en interdépendance.
Chez Levinas on retrouve l'idée d'un rapport à l'Autre de non-indifférence, mais un lien qui n'est pas communicable, qui n'est pas partageable quand il s'agit de l'être comme ce qu'il y a de plus privé. On ne peut partager son existence. Mais avec l'indignation on souhaite la montrer, on la révèle, elle est l'objet de notre intention. Ce que nous verrons plus tard dans la dernière partie consacrée à la politique est l'idée que l'on retrouve chez le phénoménologue français d'une socialité qui fait sortir de l'être autrement que par la simple connaissance. L'individu n'existe pas en tant que tel car il est toujours en relation avec un autre, il n'est toujours qu'une partie de cette totalité qu'est la société.
Contre l'utilitarisme. À vouloir critiquer la considération de la personne comme simple objet nous pourrions naïvement réduire et confondre l'utilitarisme à un instrumentalisme. La doctrine conséquentialiste portée par Bentham et Mill ne considère évidemment pas les sujets moraux comme des simples objets mais si l'on comprend la doctrine utilitariste comme l'idée d'un calcul général des peines et des plaisirs, on comprendra qu'il faille la rejeter en ce qui nous concerne. Comment dans un tel système rendre compte de ce qui serait la dignité, en tant que ce qui échappe au calcul, à la mesure et qui ne concerne ni la peine ni le plaisir mais bien l'être général des individus concernés. S'il s'agit ici dans le cadre d'une réflexion éthique de nous demander quelle est une action bonne, une action juste, un acte éthique, alors l'utilitarisme ne nous fournit pas de réponses satisfaisantes puisqu'il ne considère jamais l'individu en tant que tel, pour ce qu'il vaut fondamentalement. Dès que l'on calcule on réduit, on réifie le sujet à une donnée, à une de ses caractéristiques sans le prendre en compte dans son être propre pour reprendre Camus, dans l'ensemble de ce qui fait qu'il est qui il est. Celui qui s'indigne veut donc dire que rien ne peut justifier la perte de sa dignité, même si cela doit en coûter à d'autres pour davantage de peine car la dignité est cette limite indépassable au-delà de laquelle plus aucun calcul n'est possible. Si « rien ne peut justifier » ce qui peut être un sacrifice c'est qu'aucune justification n'est acceptable, aucune démonstration rationnelle ne suffirait à abandonner ce qui reste de digne. Dans les débats actuels en éthique concernant le vivant (euthanasie, avortement,...) il se pose la question de la valeur d'une vie ou de « la » vie. Mais selon notre réflexion, ce dont nous pouvons être sûr c'est qu'une vie n'en vaut pas une autre. L'indignation si elle pose quelque chose c'est l'incommensurabilité des êtres (la question du sacrifice par exemple ne peut se résoudre dans la simple idée d'un échange au sens commercial, c'est-à-dire basé sur une évaluation de valeurs ; puisque deux êtres dignes n'ont pas de valeur propre, tout échange est inégal et entraîne une perte).
La maxime kantienne. La dignité est ce qui vaut absolument au-dessus de tout où quand il n'y a plus rien. Tout ou rien, nous retrouvons l'alternative de l'homme révolté camusien. Mais avant cela nous pouvons penser à la troisième formulation de la maxime kantienne qui nous invite à ne « jamais traiter l'humanité en sa personne ou en une autre uniquement comme un moyen mais toujours également comme une fin ». Nous retrouvons ici ce qui peut motiver les auteurs qui nous guident jusque là, car en réduisant l'humanité à un moyen, on ne la considère que comme une chose et c'est cela qui est critiqué. Considérer l'humanité comme une fin, c'est reconnaître la dignité propre à chaque individu qui la compose. Ainsi la pensée utilitariste est à remettre en cause à travers l'indignation entre autres car elle ne considère pas les êtres comme des fins en soi, absolument. Mais il ne faut pas confondre la défense d'un individu universel que nous posons là avec le sujet transcendantal kantien car nous reprochons justement au sujet kantien d'être coupé du monde, d'avoir une essence propre et définie.
Enfin, on ne saurait omettre une référence à Scheler qui place la personne comme valeur suprême, révélée phénoménologiquement. La différence notable avec l'objet intentionnel de Husserl repose sur le caractère immédiat et absolu de la valeur. Que celle-ci soit la personne de Scheler ou ce que nous désignons par dignité dans le phénomène d'indignation, nous nous accordons à dire que celle-ci nous est donnée directement dans son entièreté à la différence d'un objet physique qui nécessite des perspectives différentes.

Une éthique existentialiste

Ce que dénonce Sartre avec la mauvaise foi sur un plan métaphysique, ontologique c'est-à-dire en ce qui concerne l'être mais que l'on peut comprendre plus vulgairement avec Camus c'est que ce critiquera également Adorno à travers le comportement conformiste. Vouloir être celui que l'on est, c'est toujours se tromper, c'est croire que l'on est une chose, croire que l'on a une essence propre. Pour Camus le conformisme est l'attitude nihiliste qui fonde malheureusement l'histoire de la fausse révolte intellectuelle : être ou rien ou n'importe quoi. Nous retrouvons l'alternative suprême du tout ou rien à laquelle il faut échapper, à laquelle l'indigné veut échapper. Même les intellectuels critiquent une société et un système qu'ils contribuent à perpétuer à travers des « clichés de l'anticonformisme », une société qui selon Adorno n'aurait plus de normes. Cette absence de normes serait le signe que les individus, les personnes ne seraient plus rien ou n'importe quoi. L'erreur de notre société se résumerait dans cet idéal de l'être : réussir sa vie serait « être » quelqu'un ; tandis que les ratés, les moins-que-riens ne seraient que des hommes et des femmes dont on dirait qu'ils ne sont rien. Or, ces parias, ces rebuts, ces marginaux, ces rejetés, qu'importe les noms qu'on leur donne et le mépris qu'on puisse leur porter, ils seront toujours quelque chose, ils seront toujours eux-mêmes. Que ce diagnostic soit fondé, prouvé ou non cette absence de valeurs dénoncée nous invite alors à nous interroger sur l'absence ou la présence de valeurs. Quelle éthique peut être défendue sans valeurs ?
On ne peut faire de ce qui est ce qui doit être. La norme ne peut venir du simple fait. Mais ce qui serait une théorie existentialiste en éthique voudrait confronter les normes et les faits, et montrer que les valeurs défendues par les normes se révèlent à travers certains faits, certaines attitudes comme celle qui nous intéresse dans ce travail. La dignité, la justice ne sont pas déterminées a priori : le fonctionnement juridique actuel nous montre bien que la base de créations des lois repose sur les actes qui forment ce qu'on nomme le vide juridique. Ce n'est pas uniquement la raison qui dicte leurs essences. Notre thèse se veut existentialiste ou matérialiste dans l'idée également que plus une société dirige vers la justice, vers la dignité et plus le sentiment et les revendications qui s'y rapportent se feront connaître. Nous pensons au mécanisme décrit par Tocqueville concernant les inégalités : plus une société efface les inégalités et plus ses membres revendiquent l'égalité. (De là il y aurait encore tout un travail de distinction à établir entre les normes sociales et les normes juridiques ).
L'idée d'une éthique négative existentialiste comme nous avons essayé de le soutenir est à envisager avec ce qui va suivre dans le cadre d'un processus social ou politique au sein duquel les individus se reconnaissent les uns les autres en prenant conscience d'une dignité non pas atomique, individuelle mais véritablement intrinsèquement partagée. Sans cela nous ne pourrions comprendre l'idée que la révolte d'un individu fonde l'être de tous dans le « je me révolte donc nous sommes » qui peut sembler ou énigmatique ou caricatural si on ne le comprend pas de cette manière. Vouloir rapprocher Camus et Sartre peut sembler risqué et mener à des amalgames. Nous comprenons qu'avec Sartre même l'indignation relèverait de la mauvaise foi puisqu'il est impossible d'être ce qu'on est. Mais là où les deux auteurs se rejoignent et ouvrent un champ de compréhension à leurs confrères allemands c'est dans ce sur quoi nous avons insisté : l'idée d'un refus d'être une chose. Et la critique que l'on peut faire aux approches trop libérales de ce qui se voudrait une étude de notre société notamment en ce qui concerne les luttes sociales se porte sur lur réduction à des problèmes d'intérêts. Comme nous allons tenter de le montrer, les mouvements sociaux s'enracinent profondément dans une dimension morale. Nous n'avons pas le temps de développer ce point en détail à l'intérieur de ce travail mais il apparaît clair que cette perspective se veut une critique également de l'historicisme marxien dans lequel l'appartenance à une classe ou une autre prime sur d'autres critères.
1Ce concept conplexe traverse la philosophie de Marx et Lukacs, mais trouve également ses développements dans les travaux de Heidegger ou Dewey comme le montre Honneth dans La réification.