NATURE
ET FORMES
DE
L'INDIGNATION
Du
sentiment moral à l'action politique
---
Indignez-vous !
Dans
son court et célèbre manifeste Stéphane Hessel veut nous montrer
que l'indignation comme motif de l'action est encore possible. Il
nous montre qu'on
peut
et donc
qu'il
faut s'indigner. C'est parce qu'il existe encore des raisons de
s'indigner que nous devons nous indigner. Bien
que le contexte socio-politique actuel (2014) est
celui d'un monde en crise, que celle-ci soit financière (récession
mondiale),
écologique (a-t-on
besoin de préciser ?) ou
morale (nous
n'avons toujours pas réussi à éradiquer les meurtres, viols,
tortures, exploitations, guerres,
etc...)
nous
tenons à donner une valeur universelle au phénomène d'indignation
et montrer que celui-ci est inhérent à toute société. Nous
ne tenons pas à faire de la sociologie mais notre philosophie se
veut bel et bien pratique, tournée vers l'action et les enjeux de
société et du quotidien.
Cet
essai suit un découpage logique voulant
montrer
une progression méthodologique simple : nous partons de
l'individu et tentons de décrire d'un point de vue phénoménologique
(en
partant de ce qu'il ressent) ce
qui lui arrive quand il s'indigne. Ce premier niveau de compréhension
en
appelle
ensuite un second qui est celui de l'éthique dans le sens où
l'individu est en rapport avec autrui. Le dernier niveau englobe les
précédents et s'attache à définir une vision politique qui repose
donc sur la vision éthique, elle-même étant constituée de la
dimension esthétique, c'est-à-dire sensible ou psychologique. Cette
approche se veut en même temps transversale, aucun
plan ne prévalant sur l'autre.
En nous appuyant sur les
œuvres de Camus,
Adorno et Honneth principalement nous tenterons d'expliquer le cogito
camusien : « je me révolte donc nous sommes ». Nous
verrons en quoi la révolte s'appuie sur une colère d'une certaine
nature qui n'est ni simplement négative, ni passive, ni centrée
sur soi mais ouverte à l'autre. Nous verrons que la nature de
l'indignation est de révéler la dignité propre à chacun comme
limite indépassable et inaliénable. Ensuite
nous aborderons les conséquences pratiques à travers la question
d'une fondation de l'éthique qui dépasse le simple contenu (nous
pourrions parler de méta-éthique) et traite de la notion de
personne, d'individu, ou de sujet moral (nous
pouvons nous interroger sur leurs différences).
Ceci dans le but final de proposer avec la théorie de la lutte pour
la reconnaissance un nouveau modèle pour penser la société et
montrer comment celle-ci procède des interactions entre individus
quand ceux-ci se reconnaissent mutuellement.
Ce
travail ne revendique pas faire une synthèse des différents auteurs
abordés dans ce qui pourrait être critiqué comme un amalgame
grossier. Bien qu'ayant conscience des particularités de chaque
pensée nous avons simplement voulu nous inspirer d'idées fortes
afin d'aboutir à une vision personnelle de l'indignation qui semble
appartenir au parcours existentialiste décrit dans ces pages.
Phénoménologie de l'indignation
« Je
me révolte donc nous sommes ». Comment justifier cette pensée
qui ouvre l'œuvre de Camus, L'homme
révolté,
au titre d'évidence première ? Si l'on entend faire
de l'indignation un sentiment fondateur du lien social,
il nous appartient de la défendre. Cela nous amène donc à
argumenter en sa faveur à travers une approche phénoménologique,
c'est-à-dire qui s'intéresse à ce qui apparaît, ce qui est
ressenti, aux données brutes des sens. Nous partons du sens commun :
l'indignation est un sentiment qui semble se rapprocher d'autres
sentiments et d'autres attitudes telles que la colère, le désir, le
ressentiment, la jalousie, la vengeance, etc... Le début de notre
travail est celui d'une clarification de la nature de l'indignation
par contraste et opposition aux natures des autres attitudes
évoquées. Il
apparaîtra clairement alors en quoi l'indignation se distingue de la
simple colère qui ne serait qu'une impulsion instinctive bien que le
seul critère de la durée ne soit pas suffisant. En effet la
vengeance suppose aussi
une
certaine durée. C'est alors dans ce qu'on appelle l'intention que se
distingue clairement l'indignation : c'est dans l'objet qu'elle
vise que l'indignation se démarque ; et cet objet qu'elle pose
est multiple. L'indignation est révélation dans un sens où nous
verrons qu'elle fait apparaître, qu'elle fait prendre conscience du
monde, dans une certaine situation, et d'une situation désirée au
croisement desquelles se trouve l'homme révolté, figure
emblématique sur laquelle nous nous appuierons.
Nous
inscrivons en effet ce travail dans une réflexion qu'on pourrait
qualifier d'existentialiste dans la mesure où nous nous situons
toujours dans l'action, dans l'être en train de se faire. Si l'on
cherche l'essence de l'indignation il faut donc partir du fait, de
l'action. L'indignation naît toujours d'une situation. Elle
est quelque chose qui s’éprouve, et ne peut naître d'une simple
réflexion (même
si la réflexion peut venir renforcer l'expérience).
En ce sens elle n'est pas un pur produit de la raison, bien
qu'elle ne soit pas évidemment complètement irrationnelle.
La colère rationnelle
Si
l'on veut suivre l'injonction de Stéphane Hessel, comment
s'indigner ? Suffit-il de dire « je m'indigne » pour
s'indigner ? Suffit-il de dire « je me révolte »
pour se révolter ? L'indignation en ce sens semble ne pas être
un simple acte
performatif comme l'explique Austin, qui est une action accomplie par
son énonciation telle que « je vous salue » ou plus
solennellement, « je vous marie » (ce
que prononcerait un maire pour effectuer l'acte d'union).
Il ne suffit pas de dire « je m'indigne » pour
s'indigner. Un tel énoncé ne fait pas acte, il n'accomplit rien en
ce sens qu'il ne change pas le monde, il ne fait que décrire un
sentiment, un ressenti. Cette première distinction paraît triviale
mais semble parfois non dépassée, et l'attitude bourgeoise de
mauvaise foi consisterait en ce sens à répéter son indignation
pour faire croire que l'on s'indigne vraiment, sans que cet énoncé
ne fasse
référence à un véritable sentiment d'indignation, qui est le
véritable objet de notre recherche. Aussi, une autre manière de
dire que le sentiment est détaché de l'énoncé se retrouve dans la
simple idée qu'une indignation silencieuse est envisageable et
possible, elle n'a pas besoin d'être dite pour être, en cela
l'indignation n'est pas performative. Si
le langage ne suffit pas, il nous faut examiner ce à quoi il fait
référence.
Qu'arrive-t-il
à celui qui s'indigne ? Il semble ressentir un certain sentiment
qui pourrait s'apparenter à de la simple
colère.
À
première vue l'indignation semble être un sentiment négatif
puisqu'on lui associe la colère, la révolte et qu'elle naît d'un
certain malaise, parce qu'elle manifeste des problèmes. De plus
l'étymologie nous laisserait croire que le préfixe « in- »
indique une perte, une négation d'un sentiment qui serait plus
positif. C'est pourtant notre intuition de la colère, de la révolte
qu'il s'agit ici de remettre en question.
Chez
Platon nous connaissons l'opposition du cœur (thymos)
et de la raison (logos)
qui peut se comprendre également comme un antagonisme entre passion
et volonté, et entre une certaine disposition passive et une faculté
active. L'âme de l'homme serait en cela toujours soumise à un
difficile équilibre entre deux pôles. L'éducation et l'éthique
pourraient alors se comprendre comme l'apprentissage de la maîtrise
de la raison sur les passions. D'un
autre côté nous concevons qu'il soit humain, naturel ou normal de
ne pas garder son calme face à certaines situations qu'on juge en
cela inhumaines
comme l'homicide, la
torture et
ce
que nous qualifions de barbare ou de sauvage.
Il
y aurait donc une juste mesure à trouver entre une soumission totale
à nos émotions et la froideur d'un
fatalisme stoïcien et
nous sentons également déjà avec l'idée d'une opposition au
sauvage la volonté de constituer sinon de la culture, au moins une
société civile (ce
que nous aborderons lors de la dernière partie de cet essai).
De
ce point de départ nous pouvons prendre deux directions : la
première consiste à affirmer que
la colère peut-être positive
et montrer que même
si
elle l'est, elle ne l'est pas
absolument en
soi.
Il faut en cela dépasser la conception classique que l'on peut avoir
d'un sentiment qui serait purement négatif, qui se trouverait dans
la démesure, dans l'excès, et ainsi qui s'éloignerait du
comportement dit
vertueux.
Il s'agit donc premièrement de distinguer plusieurs espèces de
colère et montrer sur laquelle repose l'indignation. La deuxième
conception
qui
doit être appréhendée en parallèle doit s'attacher à montrer
qu'en ce qui concerne l'indignation il ne s'agit pas d'une simple
colère, que celle-ci est accompagnée de la raison, de la volonté
pour
lui redonner une dignité comme le suggère le
philosophe allemand Peter
Sloterdijk dans
son
essai Colère
et temps.
Une
colère positive est envisageable. Déjà
dès la Grèce antique la colère pouvait être une vertu des héros
proche
du courage. La
colère
peut
se concevoir d'une manière positive, active et non plus comme une
simple passion ou pulsion instinctive ou
bestiale,
animale.
Celle-ci n'est ainsi plus réductible à l'emportement irrationnel
mais peut se comprendre comme une force, un courage, une intensité
émotionnelle qui vient soutenir ou
alimenter une
réflexion. On
peut aussi évoquer
l'idée que la colère est issue
d'une
forme d'énergie neutre qu'il convient de canaliser pour en faire le
bien ou le mal. Sloterdijk
dit que l'échec historico-politique de notre société se trouve
justement dans cette incapacité à diriger tout le potentiel
« thymotique » ou « colérique » des
individus (ce
qui conduit aux drames que l'on connaît). La
nature de l'indignation de se réduit donc pas à ce qui serait
l'essence unique
et négative de la colère.
Si
la colère qui
se conçoit comme
un
défaut
de maîtrise de soi est une simple impulsion
on en exclut aisément l'indignation, mais
elle
est
d'une autre nature.
En effet celle-ci s'inscrit dans une certaine durée. L'indignation
apparaît à un moment où justement cela a trop duré. Mais si l'on
comprend cela on comprend qu'il a
fallu
d'abord accepter
et
prendre conscience de ce
qu'on va finir par rejeter, et que c'est après une suite de maîtrise
de soi, d'absence de colère ou de colère modérée qu'une certaine
limite est dépassée, c'est
la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Ainsi l'indignation n'est pas une impulsion, ce n'est pas une émotion
passagère, du moment, ce n'est pas une perception qui dépend
exclusivement d'une situation particulière. Ce que nous allons voir
c'est qu'à travers une telle attitude que l'on peut qualifier de
révolte, celui ou celle qui n'en peut plus rejette plus que le
moment où il s'indigne car il remet en cause son existence passée,
c'est-à-dire concrètement la suite de moments qui ont précédés
sa colère et qui n'est plus supportable.
Le
seul critère de la durée ne
suffit pourtant
pas
à
distinguer l'indignation de la vengeance. En effet comme le dit
l'adage populaire c'est un plat qui se mange froid et
va de paire avec une durée. Nous nous accorderons à dire que plus
le temps passe et plus la vengeance est terrible. Peut-on faire un
rapprochement avec l'indignation ? Peut-on
dire que plus une personne souffre et plus son indignation est
grande ? Et si c'est le cas, ces deux attitudes sont-elles
foncièrement différentes ou ne sont-elles que des nuances d'un même
comportement primitif ? Non.
Nous souhaitons affirmer la valeur positive de l'indignation et pour
cela il convient de montrer en quoi elle se distingue des attitudes
de vengeance et de ressentiment. Le
ressentiment est à la base de la vengeance. L'esprit vengeur est un
esprit de ressentiment, qui continue d'accepter une situation dans
une certaine durée avec l'intention d'un changement futur, là où
l'indignation ne tolère plus l'actualité d'un mal. De
plus, bien que l'indignation ne soit pas une simple impulsion,
celle-ci ne peut croître avec le temps puisqu'elle marque une
rupture, un point de non retour. En définitive cela peut ne pas nous
paraître intuitif mais il s'agit de montrer le caractère absolu,
plein et entier du phénomène d'indignation et donc abandonner
l'idée que l'on pourrait avoir une indignation qui pourrait
s'accroître. Mais
avant cela, pour mieux la distinguer du ressentiment
il convient de procéder à deux moments
:
d'une part rejeter le caractère passif propre au ressentiment et
d'autre part rejeter son caractère égoïste.
En
effet comme
on peut le lire chez Aristote, il
est une
certaine colère qui,
adjointe au
courage et à
la
volonté manifeste un certain effort, un acte réfléchi qui n'est
pas en ce sens cette
autre colère passive
qu'est
le ressentiment à
l'origine du désir de vengeance.
Le
ressentiment est négatif car il nie l'autre tandis que, comme nous
le verrons par la suite, le caractère négatif de l'indignation
n'est que le revers d'une affirmation plus importante.
Nous
voyons déjà se profiler ce qui constituera dans les parties
suivantes notre réflexion sur l'indignation comme constitutive d'une
forme de socialisation à la fois dans le domaine éthique et dans
le domaine
du politique, car
pour ce faire il faut lui accorder une dimension positive et
altruiste.
Le
ressentiment est toujours porté vers soi, il est une colère contre
soi-même. Il se porte
vers autrui sous le mode de la jalousie, sous le mode du n'être-pas.
Cela veut simplement dire que le ressentiment est une négation de
soi dans le désir d'être quelqu'un d'autre. L'homme du ressentiment
n'est pas satisfait de sa condition parce qu'il n'est pas satisfait
de ce qu'il est et souhaiterait être autre chose que
ce qu'il
est. Au
contraire, avec
l'indignation
comme nous essayons
de le montrer
l'homme indigné n'est pas satisfait de sa condition
parce que justement il est considéré
comme ce
qu'il n'est pas et souhaiterait se réaliser pleinement, et
ainsi
être ce qu'il est.
Celui
qui s'indigne n'est pas jaloux, car il ne veut pas avoir ce que
l'autre a ou être ce que l'autre est.
Celui qui s'indigne veut que chacun soit ce qu'il est, lui-même
comme l'autre. Et nous verrons au fur et à mesure que l'idée
politique sous-entendue par l'indignation est celle d'un projet de
société (nous
pensons alors à la solidarité) qui
ne serait authentique ou efficace que dans la mesure où chacun ne
peut être soi que si tout le monde l'est, sans
quoi l'indignation ne serait que
ressentiment, vengeance, pitié, mépris, etc... Ainsi
si nous avons réussi à écarter l'objet de notre recherche de
possibles amalgames, cela ne nous suffit pas pour décrire sa nature.
En
effet il nous faut maintenant nous intéresser à ce qu'elle a de
particulier, à savoir son objet intentionnel et nous trouverons
celui-ci dans le comportement spécifique de la révolte.
La révolte
L'indignation
est un sentiment qui appelle à l'action, elle serait le fondement de
la résistance, de la révolte.
Même si Camus nous offre une description complète de ce que fait
l'homme révolté, il suppose déjà une réflexion que nous allons
tenter d'expliciter plus en détails. Si
nous appelons révolte l'acte par lequel l'on manifeste un refus,
l'indignation serait le sentiment qui génère la révolte, et
qui révèle une
certaine valeur qui serait « la première valeur » qui
serait une « valeur commune, reconnue par tous en chacun ».
Il
ne l'exprime pas clairement mais nous pouvons le comprendre et
soutenons à travers ces pages que cette valeur primordiale est la
dignité. Intéressons-nous
donc à présent à ce qui fonde la révolte.
La
révolte dit non. Elle nie. Elle
nie une situation qui est devenue inacceptable. Quand
le compromis, la concession ont
trop duré et que l'on ne peut plus encaisser, prendre sur soi on dit
simplement non car on ne peut plus dire oui. On ne peut plus
acquiescer et accepter de faire ou d'être quelque chose ou quelqu'un
que l'on est pas.
L'homme révolté est au sens étymologique celui qui se retourne,
qui fait volte-face tel l'esclave qui n'accepte plus de se faire
fouetter le dos et qui se dresse donc contre son maître pour lui
dire qu'il vaut plus que cela, car il n'est pas une chose. Le
refus d'une réification (devenir
une chose) est
un point crucial dans notre réflexion et constitue le nœud reliant
l'existentialisme français et la tradition critique de l'école de
Francfort depuis Theodor
Adorno
jusqu'à Axel
Honneth.
Refuser
d'être une simple chose ou un être-en-soi
comme le dirait Sartre c'est refuser d'être une chose non pas sans
valeur, ce qui serait une mauvaise compréhension de la dignité mais
justement d'être une chose dont la valeur est finie car définie (et
avec Sartre on ne peut jamais être ce qu'on est, croire cela est
toujours du registre de ce qu'il appelle la mauvaise foi).
La
dignité ne se mesure pas, de
même que
la vie d'un homme n'a pas de prix
(et nous pouvons nous demander dans une démarche de réflexion sur
l'écologie politique
si nous pouvons accorder un prix et
faire de notre planète une marchandise).
On pourrait dire qu'elle est « tout ou rien » en nous
inspirant de Camus et serait en ce sens «totalisante»
car
absolue.
La dignité ne peut s'évaluer car les choses qui ont une certaine
valeur ne seraient que des marchandises. La critique du système
capitaliste grandement héritée de Marx peut être comprise en cela.
Ce qu'il ne faut pas entendre bien sûr dans notre propos serait que
l'indignation serait propre à un système économique ou politique
tel que le capitalisme. Mais ce que veut
dire Stéphane Hessel dans son texte devenu célèbre c'est que notre
société est indéniablement propice à l'indignation dans
la mesure où nous sombrons chaque jour davantage vers la réification
et
la marchandisation.
L'indignation
s'éprouve quand une limite a été franchie. L'esclave dit non a ce
qui lui paraît être trop insupportable, trop indigne. Si
la vengeance ou la colère en générale est tournée vers une
personne ou un groupe de personnes, nous devons discerner la
spécificité de l'indignation en tant que celle-ci s'oppose
principalement à une situation. L'homme
révolté dit non à l'injustice, non au mépris ou à
l'indifférence. Mais
comme le dit Camus : même « la rébellion la plus
élémentaire exprime, paradoxalement, l'aspiration à un ordre ».
La
révolte dit aussi oui. En effet,
l'homme
révolté ne peut dire non à la situation qui est la sienne que s'il
dit oui à une autre situation possible et
désirée
à travers laquelle il chercherait
à « conquérir son être propre ».
Sartre
au
même moment (1943)
écrivit
L'être
et le néant
et l'on trouve dans sa partie dédiée à l'action un passage qui
décrit
très bien le processus
de ce que l'on pourrait appeler une certaine forme d'espérance en
expliquant que la révolte naît quand la
conscience d'un
possible émerge
et ouvre des opportunités (ce
n'est pas de la révolte qu'émergent des possibles).
Camus
quant
à lui
dira
qu'elle est conscience d'un tout et
c'est cet ensemble que nous analyserons
plus loin.
L'indignation
est une revendication, elle est une affirmation. Mais si elle est
affirmation d'une négation en tant que le sujet dénonce le fait
d'être nié, celui-ci
revendique en même temps la volonté de s'affirmer. C'est parce que
j'existe que je peux être nié, c'est parce qu'il y a une présence,
une existence qu'on peut la nier et en affirmer l'absence. Car
si l'être ne peut venir du néant,
toute négation d'une chose est aussi d'abord et toujours son
affirmation.
Contrairement
au ressentiment qui serait le désir d'une existence autre et
ne serait donc à travers cette affirmation d'un autre une simple
négation de soi,
l'indignation est une
véritable affirmation
de soi, de son être (et
l'on verra que l'affirmation de soi passant par la reconnaissance
mutuelle est également affirmation d'autrui).
Le
révolté dit oui à ce qu'il est en
tant qu'il ne l'est pas,
et s'indigne justement parce qu'il ne peut pas être ce qu'il est à
cause d'une oppression, de l'injustice, du mépris, de
l'humiliation, de
l'indifférence. L'indigné
affirme
sa dignité parce que celle-ci
lui apparaît en tant qu'elle est niée,
et c'est cette
négation contre laquelle
il s'oppose qui devient
une affirmation. C'est parce que sa dignité est bafouée, ignorée
qu'il dit non. Mais en disant non à ce mépris et cette
indifférence, celles
et ceux qui s'indignent disent oui à la justice, à la dignité et
la reconnaissance à
travers ce que l'on peut qualifier de révélation ou de prise de
conscience.
La révélation
C'est
parce qu'il s'indigne que l'individu prend conscience de sa dignité,
de sa situation, et de la situation souhaitée. La
dignité est alors cette limite posée entre le passé accepté
jusqu'ici qui ne peut devenir le présent ou le futur, cette limite
marque la rupture et la volonté d'un changement. On
ne peut prendre conscience de ce qu'est l'injustice sans en même
temps désirer la justice, tout comme on ne peut prendre conscience
du mépris sans en même temps désirer la reconnaissance.
Que
nous parlions de dignité ou de justice, nous allons voir que ces
concepts n'existent ou ne sont révélés que dans leur négation.
S'il n'y avait pas d'injustice il n'y aurait pas besoin de justice,
de même la dignité ne
prend forme
que parce qu'elle nous
apparaît niée.
Pour
mieux saisir ce qui est révélé, nous allons nous intéresser plus
en détail aux concepts de justice et de reconnaissance.
L'injustice.
Si
nous réfléchissons sur le concept de justice ou d'injustice nous
sommes obligés de nous interroger sur l'idée de valeur.
Traditionnellement nous trouvons chez les Anciens les idées de
justice arithmétique ou géométrique, distributive, etc... Dès
lors que nous parlons de valeur nous parlons de grandeur, de
ce qui est mesurable. Mais le concept de limites évoqué plus avant
est celui d'une limite de ce qui est rationnalisable
(et peut-on se demander même rationnel ?), formalisable
dans un langage.
Il s'agirait donc déjà de définir deux voies possibles à notre
travail sur l'injustice : laisser de côté l'injustice comme la
mesure d'actions ou de valeurs négatives à l'intérieur d'un cadre
juridique pour nous concentrer sur une idée de l'injustice d'une
manière plus large à ce qui échappe à la justice, à ce qui lui
est extérieur car
lui étant irréductible du fait de l'impossibilité de le
quantifier. Nous
retrouvons ainsi la distinction établie plus en avant concernant
d'un côté la raison et de l'autre le cœur. La raison instrumentale
qui ne serait qu'une capacité de calcul neutre, désengagée.
Seulement c'est ce que nous rejetons dans ce travail, en tant que
nous faisons la critique d'une vision qui serait trop réductrice car
réduite à la pensée, à la raison « pure ». Avec
Camus nous pouvons comprendre que si le juste est ce qui se justifie,
ce qui s'exprime ; l'injuste au contraire est ce qui ne trouve
de justification, d'explications et en un sens ce serait ce qui ne
peut se dire, l'indicible, l'ineffable, l'incompréhensible ou
l'inacceptable : ce qui échappe à la raison. (Cette
réflexion n'est pas sans appeler le célèbre aphorisme de
Wittgenstein qui conclut son Tractatus
et nous interroge sur les liens entre le langage et l'éthique mais
ce qui nous intéresse dans notre travail n'est pas tant ce qu'on
peut dire mais plutôt ce que l'on fait).
La
dignité.
L'indignation semble être une expérience particulière qui révèle
au sujet l'existence d'une dignité. Mais de quelle dignité
s'agit-il ? Seulement la sienne (et
dans ce cas comment faire la différence
avec l'ego) ? Seulement
celle d'autrui (comment ici différencier l'indignation de la simple
pitié) ? Ou, ce qui semble plus cohérent à mesure que nous
avançons dans notre réflexion, ne serait-ce pas la manifestation
d'une dignité partagée ? Et pour aller plus loin, n'y a-t-il
de dignité que si elle est partagée ? Doit-on parler de
dignité ? D'honneur ? La
justice naturelle n'existe pas. Elle est une création, une réponse
à l'injustice. Que penser de la dignité ? A-t-on une dignité
naturelle ? Ou celle-ci doit-elle se conquérir à travers
l'indignation ? Honneth
cite Feinberg en disant que la dignité humaine serait la capacité
reconnue de revendiquer un droit. L'indignation
ferait
alors
apparaître la dignité, qui
elle-même
ferait
apparaître un sujet porteur de droit.
La
reconnaissance.
Il
ne peut y avoir de dignité sans autrui, sans la reconnaissance de
ses pairs. La dignité ne s'élabore pas individuellement chacun pour
soi, mais elle s'attribue individuellement ou collectivement à une
personne ou un groupe par d'autres personnes et d'autres groupes.
Pour
Peter Sloterdijk le siège de la quête de reconnaissance est bien le
thymos,
la colère ou
le courage.
Nous précisons ce qui nous semble exact en disant que c'est une
forme particulière de la colère qui à
travers
l'indignation constitue notre
point de départ.
Maintenant
que nous avons analysé l'indignation comme sentiment et
l'avons distingué d'autres plus négatifs, passifs et égocentrés
ou égocentriques,
nous pouvons nous demander quel rôle celui-ci peut jouer sur un plan
éthique. Nous pouvons nous demander si l'indignation peut être un
fondement, un critère ou un mobile pratique. Pourtant dès que l'on
parle de dignité il semble que l'on s'oppose en partie à l'idée de
valeur, et nous continuerons
de nous
interroger sur cette notion. Dès
le début de notre réflexion nous avons voulu orienter notre travail
en direction d'une mise en avant de la dimension sensible, contre un
primat de la raison qui serait trop idéaliste. Il n'est pas étonnant
dans cette mouvance de nous rapprocher de penseurs tels qu'Adorno
dont on connaît l'œuvre qui s'axe sur une critique de la raison. De
la même manière il ne s'agit d'expliciter ce qui pourrait être un
système puisque à l'instar de Nietzsche la forme des
aphorismes qui
forment les Minima
Moralia tend
à faire éclater le caractère trop formel de la raison.
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