vendredi 7 novembre 2014

Nature et formes de l'indignation - Première partie


NATURE ET FORMES
DE
L'INDIGNATION
Du sentiment moral à l'action politique
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Dans son court et célèbre manifeste Stéphane Hessel veut nous montrer que l'indignation comme motif de l'action est encore possible. Il nous montre qu'on peut et donc qu'il faut s'indigner. C'est parce qu'il existe encore des raisons de s'indigner que nous devons nous indigner. Bien que le contexte socio-politique actuel (2014) est celui d'un monde en crise, que celle-ci soit financière (récession mondiale), écologique (a-t-on besoin de préciser ?) ou morale (nous n'avons toujours pas réussi à éradiquer les meurtres, viols, tortures, exploitations, guerres, etc...) nous tenons à donner une valeur universelle au phénomène d'indignation et montrer que celui-ci est inhérent à toute société. Nous ne tenons pas à faire de la sociologie mais notre philosophie se veut bel et bien pratique, tournée vers l'action et les enjeux de société et du quotidien.
Cet essai suit un découpage logique voulant montrer une progression méthodologique simple : nous partons de l'individu et tentons de décrire d'un point de vue phénoménologique (en partant de ce qu'il ressent) ce qui lui arrive quand il s'indigne. Ce premier niveau de compréhension en appelle ensuite un second qui est celui de l'éthique dans le sens où l'individu est en rapport avec autrui. Le dernier niveau englobe les précédents et s'attache à définir une vision politique qui repose donc sur la vision éthique, elle-même étant constituée de la dimension esthétique, c'est-à-dire sensible ou psychologique. Cette approche se veut en même temps transversale, aucun plan ne prévalant sur l'autre. En nous appuyant sur les œuvres de Camus, Adorno et Honneth principalement nous tenterons d'expliquer le cogito camusien : « je me révolte donc nous sommes ». Nous verrons en quoi la révolte s'appuie sur une colère d'une certaine nature qui n'est ni simplement négative, ni passive, ni centrée sur soi mais ouverte à l'autre. Nous verrons que la nature de l'indignation est de révéler la dignité propre à chacun comme limite indépassable et inaliénable. Ensuite nous aborderons les conséquences pratiques à travers la question d'une fondation de l'éthique qui dépasse le simple contenu (nous pourrions parler de méta-éthique) et traite de la notion de personne, d'individu, ou de sujet moral (nous pouvons nous interroger sur leurs différences). Ceci dans le but final de proposer avec la théorie de la lutte pour la reconnaissance un nouveau modèle pour penser la société et montrer comment celle-ci procède des interactions entre individus quand ceux-ci se reconnaissent mutuellement.
Ce travail ne revendique pas faire une synthèse des différents auteurs abordés dans ce qui pourrait être critiqué comme un amalgame grossier. Bien qu'ayant conscience des particularités de chaque pensée nous avons simplement voulu nous inspirer d'idées fortes afin d'aboutir à une vision personnelle de l'indignation qui semble appartenir au parcours existentialiste décrit dans ces pages.


Phénoménologie de l'indignation

« Je me révolte donc nous sommes ». Comment justifier cette pensée qui ouvre l'œuvre de Camus, L'homme révolté, au titre d'évidence première ? Si l'on entend faire de l'indignation un sentiment fondateur du lien social, il nous appartient de la défendre. Cela nous amène donc à argumenter en sa faveur à travers une approche phénoménologique, c'est-à-dire qui s'intéresse à ce qui apparaît, ce qui est ressenti, aux données brutes des sens. Nous partons du sens commun : l'indignation est un sentiment qui semble se rapprocher d'autres sentiments et d'autres attitudes telles que la colère, le désir, le ressentiment, la jalousie, la vengeance, etc... Le début de notre travail est celui d'une clarification de la nature de l'indignation par contraste et opposition aux natures des autres attitudes évoquées. Il apparaîtra clairement alors en quoi l'indignation se distingue de la simple colère qui ne serait qu'une impulsion instinctive bien que le seul critère de la durée ne soit pas suffisant. En effet la vengeance suppose aussi une certaine durée. C'est alors dans ce qu'on appelle l'intention que se distingue clairement l'indignation : c'est dans l'objet qu'elle vise que l'indignation se démarque ; et cet objet qu'elle pose est multiple. L'indignation est révélation dans un sens où nous verrons qu'elle fait apparaître, qu'elle fait prendre conscience du monde, dans une certaine situation, et d'une situation désirée au croisement desquelles se trouve l'homme révolté, figure emblématique sur laquelle nous nous appuierons.
Nous inscrivons en effet ce travail dans une réflexion qu'on pourrait qualifier d'existentialiste dans la mesure où nous nous situons toujours dans l'action, dans l'être en train de se faire. Si l'on cherche l'essence de l'indignation il faut donc partir du fait, de l'action. L'indignation naît toujours d'une situation. Elle est quelque chose qui s’éprouve, et ne peut naître d'une simple réflexion (même si la réflexion peut venir renforcer l'expérience). En ce sens elle n'est pas un pur produit de la raison, bien qu'elle ne soit pas évidemment complètement irrationnelle.

La colère rationnelle

Si l'on veut suivre l'injonction de Stéphane Hessel, comment s'indigner ? Suffit-il de dire « je m'indigne » pour s'indigner ? Suffit-il de dire « je me révolte » pour se révolter ? L'indignation en ce sens semble ne pas être un simple acte performatif comme l'explique Austin, qui est une action accomplie par son énonciation telle que « je vous salue » ou plus solennellement, « je vous marie » (ce que prononcerait un maire pour effectuer l'acte d'union). Il ne suffit pas de dire « je m'indigne » pour s'indigner. Un tel énoncé ne fait pas acte, il n'accomplit rien en ce sens qu'il ne change pas le monde, il ne fait que décrire un sentiment, un ressenti. Cette première distinction paraît triviale mais semble parfois non dépassée, et l'attitude bourgeoise de mauvaise foi consisterait en ce sens à répéter son indignation pour faire croire que l'on s'indigne vraiment, sans que cet énoncé ne fasse référence à un véritable sentiment d'indignation, qui est le véritable objet de notre recherche. Aussi, une autre manière de dire que le sentiment est détaché de l'énoncé se retrouve dans la simple idée qu'une indignation silencieuse est envisageable et possible, elle n'a pas besoin d'être dite pour être, en cela l'indignation n'est pas performative. Si le langage ne suffit pas, il nous faut examiner ce à quoi il fait référence.
Qu'arrive-t-il à celui qui s'indigne ? Il semble ressentir un certain sentiment qui pourrait s'apparenter à de la simple colère. À première vue l'indignation semble être un sentiment négatif puisqu'on lui associe la colère, la révolte et qu'elle naît d'un certain malaise, parce qu'elle manifeste des problèmes. De plus l'étymologie nous laisserait croire que le préfixe « in- » indique une perte, une négation d'un sentiment qui serait plus positif. C'est pourtant notre intuition de la colère, de la révolte qu'il s'agit ici de remettre en question.
Chez Platon nous connaissons l'opposition du cœur (thymos) et de la raison (logos) qui peut se comprendre également comme un antagonisme entre passion et volonté, et entre une certaine disposition passive et une faculté active. L'âme de l'homme serait en cela toujours soumise à un difficile équilibre entre deux pôles. L'éducation et l'éthique pourraient alors se comprendre comme l'apprentissage de la maîtrise de la raison sur les passions. D'un autre côté nous concevons qu'il soit humain, naturel ou normal de ne pas garder son calme face à certaines situations qu'on juge en cela inhumaines comme l'homicide, la torture et ce que nous qualifions de barbare ou de sauvage. Il y aurait donc une juste mesure à trouver entre une soumission totale à nos émotions et la froideur d'un fatalisme stoïcien et nous sentons également déjà avec l'idée d'une opposition au sauvage la volonté de constituer sinon de la culture, au moins une société civile (ce que nous aborderons lors de la dernière partie de cet essai).
De ce point de départ nous pouvons prendre deux directions : la première consiste à affirmer que la colère peut-être positive et montrer que même si elle l'est, elle ne l'est pas absolument en soi. Il faut en cela dépasser la conception classique que l'on peut avoir d'un sentiment qui serait purement négatif, qui se trouverait dans la démesure, dans l'excès, et ainsi qui s'éloignerait du comportement dit vertueux. Il s'agit donc premièrement de distinguer plusieurs espèces de colère et montrer sur laquelle repose l'indignation. La deuxième conception qui doit être appréhendée en parallèle doit s'attacher à montrer qu'en ce qui concerne l'indignation il ne s'agit pas d'une simple colère, que celle-ci est accompagnée de la raison, de la volonté pour lui redonner une dignité comme le suggère le philosophe allemand Peter Sloterdijk dans son essai Colère et temps.
Une colère positive est envisageable. Déjà dès la Grèce antique la colère pouvait être une vertu des héros proche du courage. La colère peut se concevoir d'une manière positive, active et non plus comme une simple passion ou pulsion instinctive ou bestiale, animale. Celle-ci n'est ainsi plus réductible à l'emportement irrationnel mais peut se comprendre comme une force, un courage, une intensité émotionnelle qui vient soutenir ou alimenter une réflexion. On peut aussi évoquer l'idée que la colère est issue d'une forme d'énergie neutre qu'il convient de canaliser pour en faire le bien ou le mal. Sloterdijk dit que l'échec historico-politique de notre société se trouve justement dans cette incapacité à diriger tout le potentiel « thymotique » ou « colérique » des individus (ce qui conduit aux drames que l'on connaît). La nature de l'indignation de se réduit donc pas à ce qui serait l'essence unique et négative de la colère.
Si la colère qui se conçoit comme un défaut de maîtrise de soi est une simple impulsion on en exclut aisément l'indignation, mais elle est d'une autre nature. En effet celle-ci s'inscrit dans une certaine durée. L'indignation apparaît à un moment où justement cela a trop duré. Mais si l'on comprend cela on comprend qu'il a fallu d'abord accepter et prendre conscience de ce qu'on va finir par rejeter, et que c'est après une suite de maîtrise de soi, d'absence de colère ou de colère modérée qu'une certaine limite est dépassée, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Ainsi l'indignation n'est pas une impulsion, ce n'est pas une émotion passagère, du moment, ce n'est pas une perception qui dépend exclusivement d'une situation particulière. Ce que nous allons voir c'est qu'à travers une telle attitude que l'on peut qualifier de révolte, celui ou celle qui n'en peut plus rejette plus que le moment où il s'indigne car il remet en cause son existence passée, c'est-à-dire concrètement la suite de moments qui ont précédés sa colère et qui n'est plus supportable.
Le seul critère de la durée ne suffit pourtant pas à distinguer l'indignation de la vengeance. En effet comme le dit l'adage populaire c'est un plat qui se mange froid et va de paire avec une durée. Nous nous accorderons à dire que plus le temps passe et plus la vengeance est terrible. Peut-on faire un rapprochement avec l'indignation ? Peut-on dire que plus une personne souffre et plus son indignation est grande ? Et si c'est le cas, ces deux attitudes sont-elles foncièrement différentes ou ne sont-elles que des nuances d'un même comportement primitif ? Non. Nous souhaitons affirmer la valeur positive de l'indignation et pour cela il convient de montrer en quoi elle se distingue des attitudes de vengeance et de ressentiment. Le ressentiment est à la base de la vengeance. L'esprit vengeur est un esprit de ressentiment, qui continue d'accepter une situation dans une certaine durée avec l'intention d'un changement futur, là où l'indignation ne tolère plus l'actualité d'un mal. De plus, bien que l'indignation ne soit pas une simple impulsion, celle-ci ne peut croître avec le temps puisqu'elle marque une rupture, un point de non retour. En définitive cela peut ne pas nous paraître intuitif mais il s'agit de montrer le caractère absolu, plein et entier du phénomène d'indignation et donc abandonner l'idée que l'on pourrait avoir une indignation qui pourrait s'accroître. Mais avant cela, pour mieux la distinguer du ressentiment il convient de procéder à deux moments : d'une part rejeter le caractère passif propre au ressentiment et d'autre part rejeter son caractère égoïste.
En effet comme on peut le lire chez Aristote, il est une certaine colère qui, adjointe au courage et à la volonté manifeste un certain effort, un acte réfléchi qui n'est pas en ce sens cette autre colère passive qu'est le ressentiment à l'origine du désir de vengeance. Le ressentiment est négatif car il nie l'autre tandis que, comme nous le verrons par la suite, le caractère négatif de l'indignation n'est que le revers d'une affirmation plus importante. Nous voyons déjà se profiler ce qui constituera dans les parties suivantes notre réflexion sur l'indignation comme constitutive d'une forme de socialisation à la fois dans le domaine éthique et dans le domaine du politique, car pour ce faire il faut lui accorder une dimension positive et altruiste.
Le ressentiment est toujours porté vers soi, il est une colère contre soi-même. Il se porte vers autrui sous le mode de la jalousie, sous le mode du n'être-pas. Cela veut simplement dire que le ressentiment est une négation de soi dans le désir d'être quelqu'un d'autre. L'homme du ressentiment n'est pas satisfait de sa condition parce qu'il n'est pas satisfait de ce qu'il est et souhaiterait être autre chose que ce qu'il est. Au contraire, avec l'indignation comme nous essayons de le montrer l'homme indigné n'est pas satisfait de sa condition parce que justement il est considéré comme ce qu'il n'est pas et souhaiterait se réaliser pleinement, et ainsi être ce qu'il est.
Celui qui s'indigne n'est pas jaloux, car il ne veut pas avoir ce que l'autre a ou être ce que l'autre est. Celui qui s'indigne veut que chacun soit ce qu'il est, lui-même comme l'autre. Et nous verrons au fur et à mesure que l'idée politique sous-entendue par l'indignation est celle d'un projet de société (nous pensons alors à la solidarité) qui ne serait authentique ou efficace que dans la mesure où chacun ne peut être soi que si tout le monde l'est, sans quoi l'indignation ne serait que ressentiment, vengeance, pitié, mépris, etc... Ainsi si nous avons réussi à écarter l'objet de notre recherche de possibles amalgames, cela ne nous suffit pas pour décrire sa nature. En effet il nous faut maintenant nous intéresser à ce qu'elle a de particulier, à savoir son objet intentionnel et nous trouverons celui-ci dans le comportement spécifique de la révolte.

La révolte

L'indignation est un sentiment qui appelle à l'action, elle serait le fondement de la résistance, de la révolte. Même si Camus nous offre une description complète de ce que fait l'homme révolté, il suppose déjà une réflexion que nous allons tenter d'expliciter plus en détails. Si nous appelons révolte l'acte par lequel l'on manifeste un refus, l'indignation serait le sentiment qui génère la révolte, et qui révèle une certaine valeur qui serait « la première valeur » qui serait une « valeur commune, reconnue par tous en chacun ». Il ne l'exprime pas clairement mais nous pouvons le comprendre et soutenons à travers ces pages que cette valeur primordiale est la dignité. Intéressons-nous donc à présent à ce qui fonde la révolte.
La révolte dit non. Elle nie. Elle nie une situation qui est devenue inacceptable. Quand le compromis, la concession ont trop duré et que l'on ne peut plus encaisser, prendre sur soi on dit simplement non car on ne peut plus dire oui. On ne peut plus acquiescer et accepter de faire ou d'être quelque chose ou quelqu'un que l'on est pas. L'homme révolté est au sens étymologique celui qui se retourne, qui fait volte-face tel l'esclave qui n'accepte plus de se faire fouetter le dos et qui se dresse donc contre son maître pour lui dire qu'il vaut plus que cela, car il n'est pas une chose. Le refus d'une réification (devenir une chose) est un point crucial dans notre réflexion et constitue le nœud reliant l'existentialisme français et la tradition critique de l'école de Francfort depuis Theodor Adorno jusqu'à Axel Honneth. Refuser d'être une simple chose ou un être-en-soi comme le dirait Sartre c'est refuser d'être une chose non pas sans valeur, ce qui serait une mauvaise compréhension de la dignité mais justement d'être une chose dont la valeur est finie car définie (et avec Sartre on ne peut jamais être ce qu'on est, croire cela est toujours du registre de ce qu'il appelle la mauvaise foi). La dignité ne se mesure pas, de même que la vie d'un homme n'a pas de prix (et nous pouvons nous demander dans une démarche de réflexion sur l'écologie politique si nous pouvons accorder un prix et faire de notre planète une marchandise). On pourrait dire qu'elle est « tout ou rien » en nous inspirant de Camus et serait en ce sens «totalisante» car absolue. La dignité ne peut s'évaluer car les choses qui ont une certaine valeur ne seraient que des marchandises. La critique du système capitaliste grandement héritée de Marx peut être comprise en cela. Ce qu'il ne faut pas entendre bien sûr dans notre propos serait que l'indignation serait propre à un système économique ou politique tel que le capitalisme. Mais ce que veut dire Stéphane Hessel dans son texte devenu célèbre c'est que notre société est indéniablement propice à l'indignation dans la mesure où nous sombrons chaque jour davantage vers la réification et la marchandisation.
L'indignation s'éprouve quand une limite a été franchie. L'esclave dit non a ce qui lui paraît être trop insupportable, trop indigne. Si la vengeance ou la colère en générale est tournée vers une personne ou un groupe de personnes, nous devons discerner la spécificité de l'indignation en tant que celle-ci s'oppose principalement à une situation. L'homme révolté dit non à l'injustice, non au mépris ou à l'indifférence. Mais comme le dit Camus : même « la rébellion la plus élémentaire exprime, paradoxalement, l'aspiration à un ordre ».
La révolte dit aussi oui. En effet, l'homme révolté ne peut dire non à la situation qui est la sienne que s'il dit oui à une autre situation possible et désirée à travers laquelle il chercherait à « conquérir son être propre ». Sartre au même moment (1943) écrivit L'être et le néant et l'on trouve dans sa partie dédiée à l'action un passage qui décrit très bien le processus de ce que l'on pourrait appeler une certaine forme d'espérance en expliquant que la révolte naît quand la conscience d'un possible émerge et ouvre des opportunités (ce n'est pas de la révolte qu'émergent des possibles). Camus quant à lui dira qu'elle est conscience d'un tout et c'est cet ensemble que nous analyserons plus loin.
L'indignation est une revendication, elle est une affirmation. Mais si elle est affirmation d'une négation en tant que le sujet dénonce le fait d'être nié, celui-ci revendique en même temps la volonté de s'affirmer. C'est parce que j'existe que je peux être nié, c'est parce qu'il y a une présence, une existence qu'on peut la nier et en affirmer l'absence. Car si l'être ne peut venir du néant, toute négation d'une chose est aussi d'abord et toujours son affirmation.
Contrairement au ressentiment qui serait le désir d'une existence autre et ne serait donc à travers cette affirmation d'un autre une simple négation de soi, l'indignation est une véritable affirmation de soi, de son être (et l'on verra que l'affirmation de soi passant par la reconnaissance mutuelle est également affirmation d'autrui). Le révolté dit oui à ce qu'il est en tant qu'il ne l'est pas, et s'indigne justement parce qu'il ne peut pas être ce qu'il est à cause d'une oppression, de l'injustice, du mépris, de l'humiliation, de l'indifférence. L'indigné affirme sa dignité parce que celle-ci lui apparaît en tant qu'elle est niée, et c'est cette négation contre laquelle il s'oppose qui devient une affirmation. C'est parce que sa dignité est bafouée, ignorée qu'il dit non. Mais en disant non à ce mépris et cette indifférence, celles et ceux qui s'indignent disent oui à la justice, à la dignité et la reconnaissance à travers ce que l'on peut qualifier de révélation ou de prise de conscience.

La révélation

C'est parce qu'il s'indigne que l'individu prend conscience de sa dignité, de sa situation, et de la situation souhaitée. La dignité est alors cette limite posée entre le passé accepté jusqu'ici qui ne peut devenir le présent ou le futur, cette limite marque la rupture et la volonté d'un changement. On ne peut prendre conscience de ce qu'est l'injustice sans en même temps désirer la justice, tout comme on ne peut prendre conscience du mépris sans en même temps désirer la reconnaissance.
Que nous parlions de dignité ou de justice, nous allons voir que ces concepts n'existent ou ne sont révélés que dans leur négation. S'il n'y avait pas d'injustice il n'y aurait pas besoin de justice, de même la dignité ne prend forme que parce qu'elle nous apparaît niée. Pour mieux saisir ce qui est révélé, nous allons nous intéresser plus en détail aux concepts de justice et de reconnaissance.
L'injustice. Si nous réfléchissons sur le concept de justice ou d'injustice nous sommes obligés de nous interroger sur l'idée de valeur. Traditionnellement nous trouvons chez les Anciens les idées de justice arithmétique ou géométrique, distributive, etc... Dès lors que nous parlons de valeur nous parlons de grandeur, de ce qui est mesurable. Mais le concept de limites évoqué plus avant est celui d'une limite de ce qui est rationnalisable (et peut-on se demander même rationnel ?), formalisable dans un langage. Il s'agirait donc déjà de définir deux voies possibles à notre travail sur l'injustice : laisser de côté l'injustice comme la mesure d'actions ou de valeurs négatives à l'intérieur d'un cadre juridique pour nous concentrer sur une idée de l'injustice d'une manière plus large à ce qui échappe à la justice, à ce qui lui est extérieur car lui étant irréductible du fait de l'impossibilité de le quantifier. Nous retrouvons ainsi la distinction établie plus en avant concernant d'un côté la raison et de l'autre le cœur. La raison instrumentale qui ne serait qu'une capacité de calcul neutre, désengagée. Seulement c'est ce que nous rejetons dans ce travail, en tant que nous faisons la critique d'une vision qui serait trop réductrice car réduite à la pensée, à la raison « pure ». Avec Camus nous pouvons comprendre que si le juste est ce qui se justifie, ce qui s'exprime ; l'injuste au contraire est ce qui ne trouve de justification, d'explications et en un sens ce serait ce qui ne peut se dire, l'indicible, l'ineffable, l'incompréhensible ou l'inacceptable : ce qui échappe à la raison. (Cette réflexion n'est pas sans appeler le célèbre aphorisme de Wittgenstein qui conclut son Tractatus et nous interroge sur les liens entre le langage et l'éthique mais ce qui nous intéresse dans notre travail n'est pas tant ce qu'on peut dire mais plutôt ce que l'on fait).
La dignité. L'indignation semble être une expérience particulière qui révèle au sujet l'existence d'une dignité. Mais de quelle dignité s'agit-il ? Seulement la sienne (et dans ce cas comment faire la différence avec l'ego) ? Seulement celle d'autrui (comment ici différencier l'indignation de la simple pitié) ? Ou, ce qui semble plus cohérent à mesure que nous avançons dans notre réflexion, ne serait-ce pas la manifestation d'une dignité partagée ? Et pour aller plus loin, n'y a-t-il de dignité que si elle est partagée ? Doit-on parler de dignité ? D'honneur ? La justice naturelle n'existe pas. Elle est une création, une réponse à l'injustice. Que penser de la dignité ? A-t-on une dignité naturelle ? Ou celle-ci doit-elle se conquérir à travers l'indignation ? Honneth cite Feinberg en disant que la dignité humaine serait la capacité reconnue de revendiquer un droit. L'indignation ferait alors apparaître la dignité, qui elle-même ferait apparaître un sujet porteur de droit.
La reconnaissance. Il ne peut y avoir de dignité sans autrui, sans la reconnaissance de ses pairs. La dignité ne s'élabore pas individuellement chacun pour soi, mais elle s'attribue individuellement ou collectivement à une personne ou un groupe par d'autres personnes et d'autres groupes. Pour Peter Sloterdijk le siège de la quête de reconnaissance est bien le thymos, la colère ou le courage. Nous précisons ce qui nous semble exact en disant que c'est une forme particulière de la colère qui à travers l'indignation constitue notre point de départ.
Maintenant que nous avons analysé l'indignation comme sentiment et l'avons distingué d'autres plus négatifs, passifs et égocentrés ou égocentriques, nous pouvons nous demander quel rôle celui-ci peut jouer sur un plan éthique. Nous pouvons nous demander si l'indignation peut être un fondement, un critère ou un mobile pratique. Pourtant dès que l'on parle de dignité il semble que l'on s'oppose en partie à l'idée de valeur, et nous continuerons de nous interroger sur cette notion. Dès le début de notre réflexion nous avons voulu orienter notre travail en direction d'une mise en avant de la dimension sensible, contre un primat de la raison qui serait trop idéaliste. Il n'est pas étonnant dans cette mouvance de nous rapprocher de penseurs tels qu'Adorno dont on connaît l'œuvre qui s'axe sur une critique de la raison. De la même manière il ne s'agit d'expliciter ce qui pourrait être un système puisque à l'instar de Nietzsche la forme des aphorismes qui forment les Minima Moralia tend à faire éclater le caractère trop formel de la raison.

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