jeudi 3 juillet 2014

Rationnel, raisonné, raisonnable

Nous opposons souvent sensibilité et raison et associons des qualités différentes à chacune de ces facultés selon les contextes et les situations. Ainsi il est plus souvent fait l'éloge du caractère rationnel quand il faut prendre des décisions dans l'urgence, où il est demandé de faire preuve d'un sang froid. Que veut dire alors être rationnel, être raisonnable, être raisonné ? Si nous voyons qu'il est toujours fait appel à la raison, nous pouvons déjà distinguer un champ scientifique (rationnel) et un champ moral (raisonnable).

J'aimerais aller vers l'idée qu'il faut défendre une certaine sensibilité en éthique et en politique qui doit aller de paire avec le raisonnable, tout en s'opposant à la rationalité instrumentale. En effet le rationnel n'est pas automatiquement raisonnable et c'est même dans le calcul que l'on perd la raison, à entendre ici comme une faculté morale.

Ce qui est agaçant c'est l'argumentaire qui prône l'usage de la raison. Je suppose que c'est parce que nous sommes dans une société technocratique que la norme de la réflexion s'appuie sur une raison instrumentale. Le problème se pose quand on cherche à applique au domaine de l'éthique ou de la politique une méthode ou un modèle mathématique ou scientifique. Il ne s'agit évidemment pas ici de réfuter la logique, puisque c'est certainement plutôt son manque qui est à regretter dans les discours qui se veulent argumentatifs. Seulement, même si celle-ci devait montrer son plus beau jour, elle ne suffirait pas.

En fait l'hyper-rationalisation des situations de misère et de déchéance sociale ou politique ne sert qu'à nous protéger émotionnellement. Quand une situation nous est insupportable, plutôt que de nous indigner et de faire preuve de sensibilité, même si c'est parfois le cas, la plupart du temps et dans la majorité des cas, il est alors plus facile de rationaliser le problème, c'est-à-dire de le justifier par un certain savoir obscur qui n'est souvent qu'une accumulation de donnés, d'informations (par exemple au lieu de se révolter contre la misère d'une personne que l'on va croiser dans la rue, pour se donner bonne conscience peut-être, on va s'interroger sur le pourcentage de pauvres pour "coller" un chiffre, une donnée sur l'expérience vécue, de sorte à la rendre plus abstraite) qui, au lieu de chercher à résoudre le problème, ne va faire que le justifier. Ainsi l'expérience vécue sensiblement va être théorisée et son abstraction permettre d'éviter un malaise, une culpabilité. Au fond, nous pouvons nous demander si nous ne faisons pas ça tous les jours même avec notre propre situation, pour la rendre acceptable.

Le socle de toute argumentation éthique est notre capacité en tant qu'humain à ressentir des émotions telle que l'empathie, la compassion, l'amour, la solidarité, etc... et par extension je persiste à croire que toute politique doit s'ancrer également sur ces émotions, lesquelles entretiennent des sentiments qui eux-mêmes légitiment certaines valeurs et celles-ci enfin s'instituent en normes par la volonté politique d'un groupe d'individus. Pour des questions d'éthique animale (et en pratique le végétalisme) ou des enjeux d'écologie, aucune argumentation dite "rationnelle" ne peut suffire si elle ne s'appuie pas sur la sensibilité des interlocuteurs. Le désastre écologique dont il n'est plus besoin d'en présenter l'étendue ou l'horreur des hangars de l'industrie animalière est injustifiable. L'argument ironique souvent répandu pour justifier la consommation de viande est celui qui met en avant notre côté animal, sensible et la dimension esthétique (relative aux sensations) de l'alimentation. Pourquoi alors cet aspect est-il nié quand il s'agit de considérer le sort des animaux ? En prenant un point de vue différent, comment justifier un système politique mondial qui génère tant de misère et de pauvreté, de maladies, de mort, etc... par la raison ? Une fois encore mon intuition me pousse à dire que c'est la rationalisation de l'expérience inacceptable qui permet de voiler ce que notre sensibilité ne peut supporter. Mais cela nous conduit à accepter tout un système comme norme bien que celui-ci soit loin d'être parfait.

On pourrait terminer ici en proposant une séparation selon la fin et les moyens. La sensibilité, le cœur nous aiderait à déterminer la fin que nous visons, et la rationalité nous permettrait d'ajuster les moyens nécessaires à cette fin. Mais ces considérations appellent à définir plus longuement les fondations de ce que serait une éthique.

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