dimanche 30 octobre 2011

Main et Humain


Selon Anaxagore, l'homme serait le plus raisonnable des animaux parce qu'il a des mains. Aristote plus tard affirmera le contraire. Le lien étroit entre l'intellect et le geste de même nature que celui qui lie corps et âme, théorie et action. La pensée et le mouvement forment un couple, chacun complète l'autre plus qu'il ne s'y oppose où le domine. Malheureusement avec l'avènement des sciences, techniques et productions industrielles l'intelligence du geste tend à se perdre dans l'ombre de l'hypermécanisation. Le geste artisanal, technique, réfléchit autant qu'intuitif, sensible, artistique reste le propre de l'homme, humain est main.
Le pouce opposable qui nous est si cher place nos mains au centre de toutes les actions humaines depuis les premiers silex, les premiers outils jusqu'aux derniers écrans tactiles ou manettes de consoles. De nos doigts, qu'ils désignent, insultes, portent l'anneau ou suggèrent nos intuitions, tous nous servent tous les jours pour vivre. La main est créatrice, c'est elle qui nous transmet la sensation de matière, qui nous livre l'essence des choses en affirmant leurs résistances, leurs chaleurs, leurs surfaces.
Tout comme notre corps ne peut se résumer à une enveloppe de chair, une machine que l'âme habiterait, la main n'est pas simplement un outil, un organique mécanique que l'esprit commande. La main est sensation, elle est intuition, elle est raison. En contact avec la matière elle connaît, elle est mémoire. L'apprentissage d'une technique, d'un métier, d'un art ne consiste pas en connaissances absolues que l'esprit ou le cerveau pourrait emmagasiner et distribuer à travers les membres du corps selon les besoins, les circonstances. C'est un ensemble, un tout qui travaille en harmonie. La mémoire physique du toucher, des formes, des reliefs se crée subtilement à force de répétition.

La main, premier outil de l'artisan

La main n'est pas un outil spécifique, c'est comme le disait Aristote l'instrument des instruments, organon pro organon, celle qui est capable à la fois de les créer et de les utiliser, les mani-puler.
Chez les artisans et notamment dans le compagnonnage la main est primordiale. C'est l'outil premier du travail de la matière, elle peut tout faire. La main de l'apprenti au début douce, fragile et maladroite se durcit tout en s'affinant et se forge avec le temps, par le travail, par la rencontre avec le bois du menuisier, le cuivre du chaudronnier, la pierre du tailleur... chaque artisan apprend à connaître la matière avec ses mains, il sait dire si son bois n'est pas assez sec ou sa pierre trop cassante. Sa main prend du caractère, marque son histoire par d'innombrables coupures, échardes, pincements, frottements, ponçages et parfois amputations qui lui donnent cette aura d'œuvre à part entière.
Il sent les aspérités naturelles ou artificielles avec lesquelles il va jouer pour donner au matériau brut sa forme la plus avantageuse. Lorsqu'il travaille sur son œuvre, l'outil qu'il tient est un intermédiaire entre la force motrice de l'artisan et la force de réaction du produit créé. La main réagit subtilement à chaque mouvement, ajustant chaque geste en fonction du précédent. L'angle d'attaque du ciseau dans la pièce de bois, la prise de celui-ci, la vitesse à laquelle l'outil se déplace, la manière d'évacuer le copeau... le geste technique peut s'expliquer mais il se vit avant tout, il se ressent, il se cherche, se trouve et se construit au fur et à mesure, dosant l'énergie suffisante pour être efficace. Plus qu'un symbole, avec sa quarantaine de muscles c'est le véritable organe du créateur, de l'homme habile, qui se crée lui même en même temps qu'il crée sa main et son monde. C'est en cela que l'on peut dire qu'il n'y aurait pas d'humain sans main.

Voir aussi :
La mesure de l'homme

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