« Fumer tue ». Aujourd'hui
plus personne ne peut le nier ni l'ignorer. Sur tous les paquets de
cigarettes sont affichés des messages de préventions. L'homme est
averti. Comment devient-il fumeur ? Serait-ce une pulsion
morbide ? Nous ne pouvons imputer au phénomène physiologique
d'addiction toute la responsabilité d'un comportement pareil. Toute
la symbolique cachée derrière la cigarette mérite de l'attention
et de l'imagination car elle est sûrement plus complexe qu'il n'y
paraît. Le feu. Remarquez l'allure et le comportement néandertalien
du fumeur dépourvu de briquet ou d'allumettes qui ère désespérément
en soirée dans la rue à la recherche du porteur de feu comme si ce
dernier pouvait le sauver de la faim ou de la menace de féroces
créatures. Le feu matriciel pythagoricien reprend alors sa place
centrale dans la conception vitale du fumeur. La transmission du feu
permet ainsi de resserrer les liens du clan. Celui qui possède le
pouvoir incandescent maîtrise une partie de la Nature et des
éléments. En acceptant d'en donner une partie à ses congénères
il sait faire preuve d'humilité et manifeste de la sorte l'égalité
de rang de l'homme face aux animaux. Le fumeur est ce type de
personne qui se réchauffe en hiver avec une cigarette qu'il fume
dehors car dedans c'est interdit et le besoin de se réchauffer n'est
plus pertinent. Jouer avec le feu sans se brûler c'est peut-être le
propre de l'homme. Construire des centrales nucléaires sans qu'elles
n'explosent. Se tuer à petit feu. Car vivre n'offre aucune
échappatoire à la mort, se sentir mourir n'est-il pas un moyen de
se sentir vivre ? Respirer. Inspirer. Expirer. Sentir son corps de
l'intérieur.
L'air. Le plaisir et la douleur sont
les deux faces d'une même pièce aurait dit Socrate. Dans les deux
cas ils manifestent l'existence de l'être capable de perceptions.
Donner de la consistance à cet air qui bien qu'invisible est vital.
L'esprit ? Du latin spiritus qui signifie le souffle ?
Inspirer, Expier ? Le
fumeur chercherait-il à cracher son âme ? Les bouddhistes font
brûler de l'encens pour envoyer leurs prières aux dieux célestes.
Quel message peuvent bien vouloir envoyer les fumeurs ? La
combustion, rencontre du feu et de l'air rend visible ce qui ne l'est
pas. La condensation hivernale de la même sorte matérialise cet air
qui sort de notre corps. La fumée donne une substance à l'énergie
infiniment nécessaire, en chaque instant selon le rythme de nos
poumons. Ce qui est habituellement un cycle quasi inconscient,
silencieux et qui fait se gonfler et dégonfler notre cage thoracique
comme une pompe prend alors l'ampleur de sa fonction. Et ce qui n'a
pas de forme, d'espace, de contours, de couleur, de profondeur
devient un véritable objet à part entière qui évolue,
indépendant, léger, se contorsionnant en volutes sur lui même dans
une lenteur apaisante, envoûtante. Tout cela pourrait être
tellement poétique si cette fumée n'était pas remplie de goudrons,
solvants, oxydes, acides, et dizaines de composés chimiques toxiques
qui polluent notre air.
La mort. En écartant l'idée que tirer sur une clope manifeste un désir infantile de téter le sein maternel l'acte en lui-même annonce surtout une cascade de sensations. La pensée serait une preuve
rationnelle de l'existence, mais la douleur en serait une physique,
sensible. Comment puis-je me sentir bien si je ne ressens rien ? Le
bonheur est-il rationnel ou émotionnel ? Est-il consubstantiel à
l'âme ? Ou complètement dépendant du corps ? Le fumeur assume ce
besoin de sentir le corps pour sentir l'âme et faire souffrir l'âme
par le corps. Je souffre mais je sais que je suis vivant. C'est quand
nous manquons d'une chose que son existence nous apparaît. C'est en
mourant que nous nous sentons vivre. La liberté du fumeur est
celle-ci : le droit d'affronter sa finitude, son caractère
imparfait et indéfini. Dans une vie où l'emprise personnelle ne
semble avait d'effet nulle part, la seule échappatoire est la mort.
Mais renoncer absolument n'aurait aucun sens et ne serait que
l'accentuation d'un sentiment d'impuissance et de domination de la
part de la vie. Jouer avec le feu, jouer avec la mort suffisamment
pour vivre et perturber les règles du jeu, montrer que rien n'est
perdu ou gagné d'avance tel est le propos implicite du fumeur. Fumer
tue. Mais le plus tragique dans le mouvement gigantesque de cette
grande roue-lette russe, c'est le sort des flambeurs qui entraînent
parfois les proches dans des dommages collatéraux sans eux-mêmes
souffrir de séquelles. Fumer tue, mais ne tue pas toujours les
fumeurs.
C'est pas mal vu la matérialisation du souffle. c'est vrai que c'est quelque chose que j'aime observer quand je fume. bien vu Rachul :)
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