jeudi 10 juillet 2014

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Vouloir faire l'éloge du silence n'est pas affirmer l'inutilité de la parole. Les mots ont leur pouvoir, ils ont une puissance unique et indéniable. Mais cette puissance peut s'épuiser, et pour la retrouver ou la conserver il convient de la maîtriser et d'en trouver l'équilibre à tenir entre le discours et sa retenue. Il y a des temps de parole durant lesquels il est nécessaire de s'exprimer, mais à ceux-ci s'adossent des temps de repos et au contraire des temps d'action. Parfois il faut agir, parfois il faut s'abstenir, parfois il faut parler, parfois il faut se taire. Apprivoiser le silence c'est trouver cet équilibre, savoir discerner les moments où l'on a trop parlé.
Le silence n'est pas l'absence de sons, puisque il y en a toujours. Il y a toujours le battement de notre propre corps, notre vibration intérieure qui résonne en nous. Sans cela, nos environnements sont bruyants. Le silence dont on parle ne peut alors se rechercher que contre la parole, le langage articulé, le discours humain. Il est recherché comme moment de relâche, comme son double négatif. Le silence intérieur visé par la méditation apparaît alors très difficile à atteindre, mais laisse envisager que l'on puisse le trouver dans le bruit.

Dire c'est faire. Sûrement parce que nous sommes des êtres doués de parole nous pensons que le langage articulé est la meilleure manière de communiquer, et oublions parfois même qu'elle n'est pas la seule. Pourtant les paroles ou les écrits ne sont qu'une forme particulière de l'action. On pourrait persévérer à croire que les mots sont les seuls capables de rendre compte des concepts, des idées. Mais si les mouvements de notre bouche, de notre langue viennent rompre le silence pour mettre en forme des émotions, des perceptions et leur donner un nom, les catégoriser et ainsi les relier les uns aux autres dans des ensembles ; j'aime cette idée qu'il est tout aussi bon d'apprivoiser le silence, se détacher des mots qui enferment, qui limitent. J'aime cette idée que si dire c'est faire, alors on peut faire sans dire, ce qui veut dire que si dire c'est montrer, signifier, alors il y a autant à montrer et à signifier dans chacun de nos actes.

On peut craindre le silence du secret, du mensonge, du non-dit. Le silence ainsi entendu est le plus bruyant, le plus éloquent, car au lieu de ne rien dire il dit tout. Il fait dire à celui qui se tait tous les maux possibles qu'on n'ose imaginer. On a beau se répéter l'adage qui voudrait nous conforter dans l'idée que l'absence de nouvelle en est une bonne, il y a toujours une limite au-delà de laquelle elle devient mauvaise. On craint ce silence car de lui tout peut arriver, il peut nous mener à toutes les conclusions et surtout les pires, et nous mène à travers les scénarios les plus improbables. Le silence est l'inconnu, et l'inconnu c'est bien connu, est celui d'où émergent nos peurs.
Pourquoi ne nous contentons-nous jamais de l'évidence des données brutes : si l'autre ne dit rien, c'est qu'il n'y a rien à dire, et s'il n'y a rien à dire, il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Mais notre instinct nous apprend à nous méfier de l'immobilité, car l'inertie c'est toujours la mort. La vie c'est le mouvement, le changement. De ces prémisses alors très simples on comprend pourquoi nous fuyons le silence. Mais ce qu'on craint dans le silence ce n'est pas l'absence des mots, mais l'existence des actes dont on préférerait ignorer l'existence mais aussi dont notre curiosité nous pousse à vouloir la connaître. Que se passe-t-il ? Où est-elle ? Le silence se fait le terreau de la jalousie. À l'heure où la vitesse de la communication se rapproche de celle de la lumière, ne pas entendre l'autre ne veut plus dire qu'il se tait, mais qu'il ne me parle pas, et s'il ne me parle pas c'est qu'il parle à quelqu'un d'autre. Voilà comment le jaloux peut entendre le silence.

Il y a le silence du malaise, celui qui appelle la parole mais dont l'écho de son absence résonne dans le vide. Il y a le silence de la confusion, celui de la gêne, de l'intimidation, du respect. Il peut être court en étant le plus lourd, et s'étendre infiniment de toute sa légèreté. Il peut être celui de la réflexion et précède pour le préparer le discours. Il y a le silence que l'on impose pour nous empêcher de parler, et le silence qui arrive quand on n'a plus rien à dire. À chaque situation correspond une forme de silence, car à chaque parole correspond une forme de son absence. Car si le silence est mauvais ce n'est que lorsqu'il entoure la maladresse des mots, leur agressivité, leur violence et tout ce qu'on peut imaginer appartenir au discours. Mais le silence s'apprivoise. Dans le creux des mots, dans les respirations des souffles articulés il est possible de trouver le lieu d'une complicité, un espace de compréhension qui dépasse la conjugaison.

Se taire puis faire. Il n'y a pas « un » silence. Le silence n'est pas la matière informe de la parole. Le silence est l'envers de la parole, il est son ombre. Et dans l'ombre du dit, dans l'ombre du flux parfois trop lourd de vocables on peut retrouver de la fraîcheur, de la sérénité. Le silence n'est pas toujours une ombre qui se referme sur la parole, elle peut s'apprivoiser et devenir un espace de dialogue, de rencontre dans lequel la communication prend une forme non verbale. Le silence qui n'est pas un mutisme laisse au contraire résonner le corps, il met en retrait l'ouïe pour mieux éveiller le toucher et le regard. Le souffle de l'autre qui vient envelopper mon cou a une intensité, une douceur et une température, une fraîcheur qui peut être chaleureuse. Les yeux qui se font face et plongent l'un dans l'autre en disent suffisamment. La caresse sous toutes ses formes, dont le baiser en serait la plus intense revêt aussi plus de sens que les mots ne pourront jamais porter. Peut-on ou doit-on parler de phénomènes qui dépassent la description physique ? Ce qui est sûr c'est que le silence a des vertus inestimables. Au delà de l'intimité même dans laquelle les mots ne sont pas nécessaires, on peut faire l'éloge du silence comme capacité à se montrer authentique.

Ceux qui en parlent le plus en font le moins. Cela peut paraître paradoxal d'essayer, avec des mots, de montrer que ceux-ci ne sont pas nécessaires. Mais s'ils ne sont pas toujours nécessaires, il s'agit simplement de montrer que leur utilité est restreinte. Le silence a son rôle à jouer. Le silence au sens large regroupe alors les actes silencieux, que ce soient de simples gestes comme des attitudes ou des comportements plus généraux. Agir c'est se positionner, c'est s'engager dans telle ou telle direction et c'est donc toujours dès le premier geste manifester une partie de sa volonté, ce qui n'est détaché d'aucune signification. Comment savoir ce que pense vraiment l'autre ? La question de l'acte, de la parole et du silence pointe vers la recherche de sincérité et d'authenticité, sinon de vérité. Mais la question encore plus subtile est de savoir ce que je pense vraiment moi-même. Et c'est de là que peut partir notre critique de la parole et des promesses. Les paroles engagent toujours les personnes qui les énoncent autant que les promesses. Les paroles ont toujours valeur sinon de promesse au moins d'authenticité pour celui qui les pense. Il y a toujours un fossé entre ce que l'on dit et ce que l'on pense : « tu dis ça, mais le penses-tu vraiment ? ». Si une proposition peut être fausse, un acte ne l'est jamais.

Je pense qu'il est toujours bon de se vouloir se rapprocher de la sincérité par le dialogue, par l'échange verbal. Mais la sincérité, l'honnêteté ne porte jamais absolument que sur les actes et relativement sur les pensées. C'est pour cela qu'on ne peut pas tout se dire. Paradoxalement il y a une sorte de lâcheté à se taire car dire ce que l'on pense c'est prendre un risque. Ce risque c'est de confronter des mots qui peuvent ne pas être appropriés aux idées ou de confronter des idées qui peuvent ne pas être appropriées à l'autre. Le silence serait un gage de retenue avec lequel se rassurerait en avançant à petits pas. Je ne sais pas ce que l'autre pense, je ne veux pas éveiller le conflit ou je ne veux pas décevoir ou être déçu-e et pour cette raison je me tais. On peut comprendre la volonté de silence de cette manière. Mais ce n'est pas une fuite, tout au plus c'est un détour, un ralentissement. Le silence encore une fois doit laisser place aux actes. L'acte ne trompe pas. Je peux répéter cent fois à l'autre que je veux faire ceci ou cela, mais la parole ne prend de sens que quand ce qu'elle veut montrer prend forme à travers un acte. Quelle valeur prend alors la parole par rapport à l'acte qu'elle vise ? Ne peut-on pas s'en passer ? Je dirais que l'on peut et que l'on devrait. La question plus révélatrice est en fait de savoir quelle valeur prend une parole qui n'est suivie d'aucun acte ? Au risque de me répéter on comprend que c'est l'action qui donne du sens aux mots et aux idées. Ne pourrait-on alors pas dire que c'est le silence qui donne sens à la parole ?
Les actes peuvent trouver des réponses ou des échos dans la parole, mais cette parole se fait alors toujours interprétation. Mais l'interprétation de la parole qui interprète déjà elle-même un acte renvoie alors à un degré encore supérieur le risque d'erreur et de maladresse là où l'on chercherait à découvrir une vérité, une sincérité. Ainsi si les paroles engendrées par des actes sont toujours dans l'interprétation, les actes qui se répondent par des actes semblent éviter le piège des malentendus.
La parole est toujours une projection dans le temps, dans le passé, dans le futur. Si elle est dirigée vers le passé, elle ne peut faire qu'interpréter et ne rien changer ; si elle s'appuie sur le présent pour le décrire on voit vite qu'elle n'est pas nécessaire ; quand elle vise le futur elle est de toutes la plus incertaine. Parler c'est toujours se rassurer dans une spirale d'interprétation. On interprète des faits, puis ces discours d'interprétation deviennent eux-mêmes des faits que l'on peut interpréter, et ainsi de suite. Comment savoir quand il faut s'arrêter ? Quand le débit de parole se détache-t-il du réel ? Comment savoir si ces lignes écrites et lues ne sont-elles pas qu'un ultime retournement de la pensée sur elle-même ?
De quoi parlons-nous la plupart du temps ? Nos discours deviennent des discours sur les discours, et l'on en oublie toute référence à l'action concrète. En ce sens plus nous parlons et plus nous visons les idées, moins nous agissons.
Les actes quant à eux sont toujours présents, les actes passés sont en fait des souvenirs soumis à l'interprétation et à la parole, et les actes futurs n'existent que dans les bouches aussi. Le présent est le temps de l'action et le présent semble le plus authentique, le moins soumis aux spéculations de son existence.

Il y a le silence du faire et le silence de l'être. Il manifeste plus que l'absence de son pour devenir le son de l'absence. Avec les moyens de communication à notre disposition le silence marque le fait de ne pas se manifester, de ne pas répondre, de ne pas donner de signes. La relation à l'autre, qu'elle soit parentale, amicale ou amoureuse se construit autour de la distance, et donc de l'équilibre entre la présence et l'absence, entre l'écoute ou l'échange et le silence. Le téléphone portable, les réseaux sociaux nous offrent la possibilité de communiquer mais cette opportunité peut devenir une contrainte, une injonction permanente à donner des signes de présence. Ainsi, qu'importe le fond des messages que l'on s'envoie en privé ou que l'on poste sur nos interfaces publics, l'important est de rompre le silence, de ne pas le laisser s'immiscer entre nous. Pourtant, apprivoiser ce silence c'est faire la preuve d'une confiance envers l'autre, s'en détacher pour mieux le retrouver, et entretenir la distance nécessaire à toute relation. Est-il bon de pouvoir tout se dire tout de suite ? Est-il mauvais de ne pas le faire ? Nous changeons nos habitudes et nos comportements avec les technologies qui évoluent mais gardons à l'esprit que ces habitudes prises comme normes ne posent pas de valeurs absolues. Apprivoiser le silence de l'absence c'est apprendre la retenue et le souvenir. Je peux prendre en photo, filmer ma vie entière pour la « partager » sur le net, mais qu'est-ce que cela m'apporte à moi, et qu'est-ce que cela apporte aux autres ? L'important quand on pense à des êtres chers ce n'est pas vraiment le contenu, ce qu'on veut partager c'est le désir de l'autre, le manque, le sentiment de l'absence qui bien que supportable ne laisse pas indifférent. Le silence de l'absence nous effraie car il fait écho à notre solitude intérieure. Briser le silence c'est montrer qu'on existe, montrer qu'on est .

Politique
Les mouvements sociaux visent souvent en substance à porter la voix des sans-voix, de celles et ceux qui ne se sentent pas représenté-e-s par les représentant-e-s institutionnelles. Pour autant la première action politique en tant que telle serait de se manifester, c'est-à-dire saisir l'espace publique comme lieu de la politique, s'en saisir directement et l'occuper. Les slogans ou revendications viennent faire écho au silence politique des dirigeants. Même s'il s'agit de sortir d'un silence, la fin de la politique est l'action, le résultat plus que le discours. Les belles paroles politiciennes sont toujours au devant des actions. Les discours changent, évoluent, s'adaptent mais rien ne change. On nous rassure comme une mère ou un père chanterait pour bercer et endormir son nourrisson. Les politiques ne font rien de bien mais s'ils ne disaient rien cela serait trop flagrant. Alors ils continuent à agiter leurs langues de bois et tentent de se convaincre, eux-mêmes d'abord, qu'ils agissent et agissent dans le bon sens. Parler moins et agir plus, voilà la formule appropriée.
Apprivoiser le silence c'est aussi apprendre à maîtriser sa parole, et savoir la partager. Quand suis-je légitime à monopoliser l'espace d'échange et quand est-il préférable de me mettre en retrait même si j'ai des choses à dire ? Toutes les paroles se valent-elles ? Faut-il préférer se taire quand on a trop parlé même si personne n'a rien à dire ? ...

mardi 8 juillet 2014

Utile, futile, nécessaire, nuisible

Qu'est-ce que le luxe ?

Face à une critique de l'industrie nucléaire, des OGM, de la voiture, de la ligne LGV, de beaucoup de formes de transport, des smartphones ou toute forme de technologie comme plein de choses d'autres le crédule moyen qui veut défendre une certaine idée du progrès sortira facilement l'argument de "l'utile". Dans la dénonciation d'un mode de vie, d'un mode de pensée dominant il s'agit donc de rejeter cette valeur d'utilité qui est tout simplement non pertinente mais d'en pointer la dimension de luxe qui renferme les concepts d'inégalité, de nuisance, d'injustice.

Besoin et utilité
La question que l'on commence toujours par se poser face à un objet, un outil, une machine, un service c'est : en a-t-on besoin ? Mais une manière biaisée de questionner le besoin nous incite souvent à retourner le problème pour nous pousser à trouver en quoi telle ou telle chose peut nous être utile. Ainsi bien que nous n'ayons pas forcément besoin d'un objet en particulier, on peut lui trouver a fortiori une utilité.
S'il est possible de différencier des besoins d'un point de vue qualitatif, c'est-à-dire de classer les besoins par priorité, du besoin le plus vital comme celui de boire, de manger, de dormir, à d'autres besoins plus superficiels comme celui de se couper les cheveux ; la hiérarchie des objets en fonction de leur utilité n'est pas pertinente. Tout artefact en tant que tel répond à une fonction, à une utilité. L'humain ne fabrique pas une chose par hasard, il suit toujours une finalité. L'utilité d'une chose est donc fixée dès sa création. C'est le concepteur qui fait le lien entre le besoin de l'utilisateur et l'utilité de l'objet. L'utilité se mesure alors ensuite en fonction du besoin auquel l'objet est censé répondre. Si un couteau est conçu pour couper, plus il sera coupant et plus il sera utile.
Ainsi dire qu'un objet est utile nous apparaît comme un pléonasme, un truisme. Cela reviendrait à dire qu'un objet répond à ce pour quoi il a été créé. Si on interprète cette idée de cette manière cela n'apporte rien à un débat politique de dire d'une voiture qu'elle est utile si c'est pour signifier qu'elle permet de se déplacer, puisque c'est précisémment sa fonction. Ce premier niveau d'interprétation est alors simplement une marque de l'interlocuteur qui veut dire que si une chose existe c'est qu'elle a un but et qu'elle n'a pas été créée pour rien. Mais dire une telle chose, comme nous l'avons déjà dit, c'est ne rien dire sinon qu'une chose est une chose.
Un deuxième niveau d'interprétation plus fort consisterait à interpréter l'idée qu'un objet est utile s'il est efficace. Ainsi une voiture est utile car elle est efficace dans sa fonction de déplacer des personnes ou des objets. Pourtant dans un débat sur l'utilité d'un projet ou d'un autre, dire qu'il est ou non efficace est toujours problématique, notamment concernant les fins déterminées et ensuite il s'agit de comparer l'efficacité d'une proposition à une alternative, sans quoi cela n'a pas de sens (et ne serait être une implication plus forte que la première interprétation). Ainsi dire d'une chose qu'elle est utile au sens d'efficace c'est dire en substance qu'elle est la meilleure, la plus efficace comparée aux autres choses existantes ou non-existantes concurrentes à remplir une même fonction. Pour le cas du nucléaire, les technocrates ne manquent pas de vanter la supériorité de rendement du plutonium face au charbon ou aux énergies renouvelables. Mais toute chose conçue n'est-elle pas non plus conçue pour être la meilleure ? Ainsi, y a-t-il vraiment un sens à continuer de défendre l'utilité en tant que telle ?
Est-il possible de considérer l'utilité générale d'une chose en fonction du seul besoin auquel elle réponde ? Si nous prenons l'exemple de la voiture, elle est utile car elle permet de me déplacer avec moins d'effort, plus de rapidité certes. Mais doit-on occulter la pollution qu'elle génère, les coûts d'entretien, le stress et les risques qui y sont liés ? Peut-on réduire la critique de l'utilité à la seule fonction ? Non, c'est bien là qu'est l'erreur.

Les contraires de l'utile
Ce qui n'est pas utile peut-être l'inutile, le superflu, le futile. Quand peut-on dire d'une chose qu'elle est inutile, futile ? Quand elle ne remplit plus sa fonction ? Ou quand elle ne remplit plus aucune fonction ? En effet, une chose peut échouer à satisfaire ce pour quoi elle aurait été créée tout en restant utile. C'est ce qu'on appelle le recyclage ou la récupération et c'est à la mode. Certains jettent alors des tonnes d'objets qui sont considérés comme inutiles et qui peuvent encore servir, et assurer oubien la ou les fonctions pour lesquelles ils ont été conçus, ou une ou d'autres fonctions différentes. Ainsi encore c'est l'utilisateur qui choisit l'utilité ou l'inutilité de telle ou telle chose, en fonction de son ou ses besoins.
Celles et ceux qui font l'éloge d'un mode de vie plus simple, sans être rétrograde peuvent alors argumenter dans le sens d'une futilité des choses refusées. La question n'est pas de savoir si on gagne ou on perd en confort ou en plaisir. On pourrait naïvement se dire : "si une chose existe, si la technologie existe, pourquoi m'en passer ?", bien qu'il faudrait approfondir et critiquer cette position on pourrait d'ores et déjà poser le raisonnement inverse : "si je peux me passer d'une chose, pourquoi existe-t-elle ? ".
Ainsi quelqu'un peut trouver quelque chose d'inutile pour soi, parce qu'il sait qu'il peut se passer de son usage. A-t-on toutes et tous besoin d'une brosse à dents électrique ? Nous dirons tous que c'est utile, mais nous nous accorderons aussi sur l'idée que l'on peut facilement s'en passer.

Ce qui n'est pas seulement utile mais qui pourrait être son opposé c'est ce qui est alors nuisible. De la même manière est nuisible une chose relativement à un utilisateur ou à une victime. Une brosse à dents peut être considérée comme nuisible pour quelqu'un qui n'en apprécie pas le bruit. Mais bien que cet exemple soit trivial, il s'agit ici de l'enjeu majeur de l'argumentation trop légère des technocrates en faveur de tous leurs projets néfastes et mortifères.
Pourtant puisque nous avons vu que tout objet poursuit un but, remplit une fonction, il ne s'agit pas de dénoncer la fonction des objets comme étant intrasèquement, essentiellement, fondamentalement mauvais. Ces objets existent sous la catégorie d'armes mais ne constituent par le centre de notre critique mais que tout soit lié. Il s'agit de démontrer comment tout est lié et en quoi il n'est pas possible de dissocier les dimensions d'un même objet. Il n'est pas possible de dissocier la fonction que remplit un téléphone et les conditions misérables du travailleur qui l'a fabriqué. Il n'est pas possible, c'est-à-dire qu'il n'est pas acceptable d'un point de vue intellectuel, logique, politique, de ne considérer qu'un aspect d'une chose, d'un projet, d'autant quand cet aspect renvoie majoritairement aux dimensions techniques et scientifiques en rendant invisibles toutes les injustices sociales et politiques qui y sont liées.

Le luxe
Nous vivons dans le luxe. "Nous" c'est les occidentaux, les Européens, les Français, mais évidemment pas exclusivement. Les dominants vivent dans le luxe. Notre pays domine les pays du "sud économique". Nous vivons dans le luxe avec le nucléaire, les avions, la consommation de viande, l'agriculture chimique, ... la liste serait trop longue. Nous vivons dans le luxe quand nous partageons un mode de vie qui n'est pas viable, qu'il n'est pas possible d'étendre à toutes et tous sur notre planète. Nous vivons dans le luxe parce que ce qui nous paraît utile est non seulement pas indispensable mais surtout nuisible.
Nous aspirons à vivre dans le confort, et la politique est une question non simplement du vivre-ensemble mais du bien-vivre et encore du mieux-vivre. Mais que penser de notre confort quand il dépend de la misère du reste du monde ? La consommation de viande est un luxe. C'est un luxe de riches blancs qui s'étend idéologiquement et pratiquement aux habitants et consommateurs des pays émergents tels que la Chine. C'est un luxe car l'on sait que l'on produit suffisamment de nourriture sur Terre pour nourrir la population mondiale mais que la moitié sert à nourrir le bétail, laissant encore trop de pauvres crever de faim. Le nucléaire est un luxe quand on sait ne serait qu'à la production l'extraction du minerai de plutonium est néfaste voire mortelle pour les petits africains qui font le sale boulot pour faire tourner nos belles voitures électriques de bobos et tout le matériel high-tech qui va avec.

J'aimerais ne plus entendre quelqu'un me dire que son smartphone est utile, ça n'a aucun sens, ce n'est qu'un argument de bourgeois bien installé dans un mode de vie luxueux. Un revolver est utile également. Certes il est difficile de prendre conscience de ce qu'implique la production et l'utilisation de tout ce qui nous entoure. Il est plus facile de voir ce que l'on gagne que ce que l'on perd, et il est encore plus facile de fermer les yeux sur le mal que les autres subissent plutôt que le nôtre.
Il existe des systèmes de production, des projets qui sont non seulement inutiles car ils ne répondent pas à nos besoins, mais qui sont en plus de cela nuisibles et néfastes, mortifères et dangereux. Et même quand ceux-ci s'avèrent être réellement utiles comme une centrale nucléaire (oui, dans l'absolu une centrale nucléaire est utile), cela ne justifie en rien non seulement les risques potentiels mais surtout les effets réels négatifs qu'ils engendrent. Pourquoi continuer alors ? Parce que le partage entre les effets désirés positifs et les effets secondaires négatifs est toujours à l'avantage des dominants et à l'encontre des intérêts des dominés. Les premiers vivant dans le luxe, les autres dans la misère.

jeudi 3 juillet 2014

Rationnel, raisonné, raisonnable

Nous opposons souvent sensibilité et raison et associons des qualités différentes à chacune de ces facultés selon les contextes et les situations. Ainsi il est plus souvent fait l'éloge du caractère rationnel quand il faut prendre des décisions dans l'urgence, où il est demandé de faire preuve d'un sang froid. Que veut dire alors être rationnel, être raisonnable, être raisonné ? Si nous voyons qu'il est toujours fait appel à la raison, nous pouvons déjà distinguer un champ scientifique (rationnel) et un champ moral (raisonnable).

J'aimerais aller vers l'idée qu'il faut défendre une certaine sensibilité en éthique et en politique qui doit aller de paire avec le raisonnable, tout en s'opposant à la rationalité instrumentale. En effet le rationnel n'est pas automatiquement raisonnable et c'est même dans le calcul que l'on perd la raison, à entendre ici comme une faculté morale.

Ce qui est agaçant c'est l'argumentaire qui prône l'usage de la raison. Je suppose que c'est parce que nous sommes dans une société technocratique que la norme de la réflexion s'appuie sur une raison instrumentale. Le problème se pose quand on cherche à applique au domaine de l'éthique ou de la politique une méthode ou un modèle mathématique ou scientifique. Il ne s'agit évidemment pas ici de réfuter la logique, puisque c'est certainement plutôt son manque qui est à regretter dans les discours qui se veulent argumentatifs. Seulement, même si celle-ci devait montrer son plus beau jour, elle ne suffirait pas.

En fait l'hyper-rationalisation des situations de misère et de déchéance sociale ou politique ne sert qu'à nous protéger émotionnellement. Quand une situation nous est insupportable, plutôt que de nous indigner et de faire preuve de sensibilité, même si c'est parfois le cas, la plupart du temps et dans la majorité des cas, il est alors plus facile de rationaliser le problème, c'est-à-dire de le justifier par un certain savoir obscur qui n'est souvent qu'une accumulation de donnés, d'informations (par exemple au lieu de se révolter contre la misère d'une personne que l'on va croiser dans la rue, pour se donner bonne conscience peut-être, on va s'interroger sur le pourcentage de pauvres pour "coller" un chiffre, une donnée sur l'expérience vécue, de sorte à la rendre plus abstraite) qui, au lieu de chercher à résoudre le problème, ne va faire que le justifier. Ainsi l'expérience vécue sensiblement va être théorisée et son abstraction permettre d'éviter un malaise, une culpabilité. Au fond, nous pouvons nous demander si nous ne faisons pas ça tous les jours même avec notre propre situation, pour la rendre acceptable.

Le socle de toute argumentation éthique est notre capacité en tant qu'humain à ressentir des émotions telle que l'empathie, la compassion, l'amour, la solidarité, etc... et par extension je persiste à croire que toute politique doit s'ancrer également sur ces émotions, lesquelles entretiennent des sentiments qui eux-mêmes légitiment certaines valeurs et celles-ci enfin s'instituent en normes par la volonté politique d'un groupe d'individus. Pour des questions d'éthique animale (et en pratique le végétalisme) ou des enjeux d'écologie, aucune argumentation dite "rationnelle" ne peut suffire si elle ne s'appuie pas sur la sensibilité des interlocuteurs. Le désastre écologique dont il n'est plus besoin d'en présenter l'étendue ou l'horreur des hangars de l'industrie animalière est injustifiable. L'argument ironique souvent répandu pour justifier la consommation de viande est celui qui met en avant notre côté animal, sensible et la dimension esthétique (relative aux sensations) de l'alimentation. Pourquoi alors cet aspect est-il nié quand il s'agit de considérer le sort des animaux ? En prenant un point de vue différent, comment justifier un système politique mondial qui génère tant de misère et de pauvreté, de maladies, de mort, etc... par la raison ? Une fois encore mon intuition me pousse à dire que c'est la rationalisation de l'expérience inacceptable qui permet de voiler ce que notre sensibilité ne peut supporter. Mais cela nous conduit à accepter tout un système comme norme bien que celui-ci soit loin d'être parfait.

On pourrait terminer ici en proposant une séparation selon la fin et les moyens. La sensibilité, le cœur nous aiderait à déterminer la fin que nous visons, et la rationalité nous permettrait d'ajuster les moyens nécessaires à cette fin. Mais ces considérations appellent à définir plus longuement les fondations de ce que serait une éthique.

mercredi 2 juillet 2014

Pragmatisme(s) et (mauvaise) foi

Le pragmatisme se concentre sur les faits, en grec pragmata, les choses telles qu'elles sont, brutes. La doctrine épistémique (qui traite de la connaissance) pragmatique nous dit qu'est vrai ce qui marche, ce qui fonctionne. En politique on peut alors se demander ce qu'est une attitude ou une position, une idéologie pragmatique. Ce qu'on va vite comprendre c'est que chacun peut se revendiquer du pragmatisme qui apparaît de plus en plus comme relever du bon sens, du retour aux choses simples, aux faits. Le pragmatisme se veut ainsi combattre un idéalisme et fermer le bec aux utopies. En politique il n'est pas rare d'entendre vanter la nécessité d'être pragmatique, de garder les pieds sur terre. Pourtant, il convient de combattre une certaine vision du pragmatisme qui se veut fataliste tout en nous revendiquant d'un autre pragmatisme plus audacieux et plus incertain, qui laisse la place à la création, au doute, à l'expérimentation, à l'utopie.

Le problème apparaît quand deux groupes ou personnes défendant des points de vue radicalement opposés se réclament d'un pragmatisme. Entre alors en jeu la foi. Si le pragmatisme consiste à définir le bien, le vrai comme ce qui marche, ce qui fonctionne, ce qui est efficace, alors le diagnostic que l'on porte sur un système politique donné peut différer du tout au tout. Le capitaliste qui y croit et qui n'a cure des inégalités sociales en ne les considérant simplement comme des effets collatéraux irrémédiables pourra défendre corps et âme le système capitaliste au nom d'un pragmatisme : pour lui ça fonctionne. Au contraire, quelqu'un de sensé et de sensible verra bien que ces inégalités font partie du système et démontrent de l’inefficacité du système en son fond.

De la même manière, dans la suite d'une démarche de critique de la politique, même si le diagnostic pessimiste devait faire l'unanimité, comme c'est le cas dans une situation de crise dite financière telle qu'elle est présentée actuellement, les moyens à mettre en œuvre pour y remédier peuvent être sujets de débat. Toujours au nom du pragmatisme on peut rejeter n'importe quelle pratique isolée en pointant son manque de résultat. Ainsi si une réforme ne produit pas de changements positifs il suffit d'invoquer la simple constatation des faits pour dire que celle-ci n'était pas la bonne. Se pose alors la question de savoir combien de temps une décision politique doit-elle bénéficier pour montrer des signes, et surtout à partir de quel contexte, dans quelles conditions une simple décision fait-elle sens ?

Tout ça pour dire, finalement, qu'invoquer le sens pragmatique de l'observation des faits ne suffit pas. Il faut être fou, avoir une foi démesurée ou une très mauvaise foi pour affirmer d'un système politique tel qu'il existe et est répandu aujourd'hui qu'il fonctionne. De ce point de départ on voit que le pragmatisme se développe et se dissimule en une sorte de fatalisme : les choses sont comme elles sont, on ne peut les changer. Ainsi, même si le diagnostic qui voudrait suivre l'idéal pragmatique n'est pas positif : si le bien est ce qui fonctionne et que notre système politique ne fonctionne, alors ce n'est pas le bon ; la logique inverse fige les esprits les plus conformistes et les installe dans une inertie intellectuelle justifiée par l'idée que même si le système n'est pas le meilleur, c'est le moins pire, et s'il "est" c'est qu'il fonctionne.

Le nœud du problème qui lie pragmatisme et mauvaise foi se situe précisément dans la supposée fonction attribue au système politique qui est défendu par le capitalisme. Cette mauvaise foi ne réside pas simplement dans le déni de reconnaissance des inégalités, de la misère, de l'exploitation, du mépris, de la domination, etc... elle fait surtout reposer une idéologie sournoise qui masque les véritables intentions d'un système et d'une classe dirigeante qui tire profit de toutes ces situations et relations dénoncées. Celles-ci ne sont alors pas à prendre en compte comme des anomalies, comme des effets marginaux, des dommages collatéraux qu'il conviendrait certes de prendre en compte et d'améliorer mais qui ne constituent pas de traits systématiques ; bien au contraire ce sont des phénomènes bien définis qui font partie d'un équilibre économique ou politique qui ne sert les intérêts que des dominants. Comme le montrait Foucault dans Surveiller et punir en prenant exemple sur la prison, si celle-ci est maintenue malgré son supposé échec apparent c'est qu'elle remplit une fonction (maintenir des inégalités) cachée. Alors de leur point de vue, évidemment ça marche ! Si les dominants et les dominés sont pragmatiques et constatent les faits, leurs verdicts diffèrent car leurs attentes diffèrent également. La mauvaise foi des dirigeants s'entend dans le discours unificateur : nos intérêts sont vos intérêts, bla bla bla. Non, nous n'avons jamais les mêmes intérêts et la politique est une histoire de lutte, de confrontations des intérêts.

Par suite nous l'avons compris, si les fins ne sont pas semblables, les moyens ne le seront pas non plus. D'une façon générale, avant de parler de réformes, de lois, de moyens et surtout de leur efficacité ou non, la question est de débattre politiquement sur la véritable intention politique portée par tout système. On comprend alors pourquoi certaines lois, bien qu'elles soient efficaces en vue des objectifs qu'elles se sont fixées, peuvent nous apparaître complètement inutiles ou nuisibles selon nos critères politiques. C'est alors que se tisse le lien solide entre pragmatisme et foi. Celui qui a la foi est celui qui croit, et qui prie envers telle ou telle entité. Quelqu'un qui prie projette des attentes, et espère un résultat. Mais là où la foi est vicieuse c'est quand elle ne fait que faire s'enfoncer le fidèle. Si le résultat escompté n'apparaît pas, la foi n'est pas amoindrie, elle se renforce au contraire en remettant en cause la persévérance du croyant. Si le résultat attendu se faire sentir, alors le mérite revient à cette foi. Le capitalisme est la nouvelle religion du peuple. Il ne faut alors pas seulement craindre celles et ceux qui penseraient le capitalisme comme n'étant pas complètement efficace, et leur laisser la possibilité de le faire "évoluer" par des réformes, mais plus encore il faut rejeter la fausse idée d'un système qui serait dysfonctionnel alors qu'il remplit entièrement sa mission. Le capitaliste qui en veut toujours plus dira que le capitalisme a quelques défauts mais qu'il faut les accepter (rien ni personne ne peut être parfait), ce qu'on appelle aujourd'hui un social-démocrate dira qu'il ne fonctionne pas parfaitement et qu'il faut en changer la forme alors que c'est justement parce que le capitalisme fonctionne qu'il faut le combattre.

Doit-on alors abandonner l'argument pragmatique ? Non, mais il ne faut pas oublier que l'observation des faits dépend toujours d'objectifs et d'une conception préalable des choses, des événements à observer. En somme, et cela fera consensus (mais sonne aller à l'encontre d'une conception pragmatique) : les faits ne sont jamais neutres (que ce soit moralement on le sait déjà avec Nietzsche, ou politiquement).

Une autre interprétation du pragmatisme populaire pourrait se traduire ainsi : "si on pouvait faire autrement, on ferait autrement". Une fois encore c'est une manière de justifier l'inaction et le conservatisme. Il convient alors de penser le pragmatisme comme une incitation à l'expérimentation. En politique cela se traduit par la multiplication des initiatives à toutes les échelles, par la prise en considération des propositions et des actions menées par toute la population. La politique se vit, il suffit et il est nécessaire d'essayer. C'est une idéologie qui pousse à la création et à la critique permanente. Tant que cela ne fonctionne pas, il faut persévérer et expérimenter de nouvelles formes d'organisation politique. C'est donc une vision complètement opposée au fatalisme décrit plus avant.

Enfin, s'il faut retenir une chose de ce qui serait une critique d'un pragmatisme et l'éloge d'un autre c'est le rejet du simple discours politique ou des décisions abstraites ou simplement symboliques. Le changement du système, la réduction des inégalités et l'anéantissement de toutes les formes de dominations ne pourra passer que par la pratique. Si on veut que les choses changent, il faut se changer et changer les choses. Agir.