Selon Anaxagore, l'homme
serait le plus raisonnable des animaux parce qu'il a des mains.
Aristote plus tard affirmera le contraire. Le lien étroit entre
l'intellect et le geste de même nature que celui qui lie corps et
âme, théorie et action. La pensée et le mouvement forment un
couple, chacun complète l'autre plus qu'il ne s'y oppose où le
domine. Malheureusement avec l'avènement des sciences, techniques et
productions industrielles l'intelligence du geste tend à se perdre
dans l'ombre de l'hypermécanisation. Le geste artisanal, technique,
réfléchit autant qu'intuitif, sensible, artistique reste le propre
de l'homme, humain est main.
Le pouce opposable qui
nous est si cher place nos mains au centre de toutes les actions
humaines depuis les premiers silex, les premiers outils jusqu'aux
derniers écrans tactiles ou manettes de consoles. De nos doigts,
qu'ils désignent, insultes, portent l'anneau ou suggèrent nos
intuitions, tous nous servent tous les jours pour vivre. La main est
créatrice, c'est elle qui nous transmet la sensation de matière,
qui nous livre l'essence des choses en affirmant leurs résistances,
leurs chaleurs, leurs surfaces.
Tout comme notre corps ne
peut se résumer à une enveloppe de chair, une machine que l'âme
habiterait, la main n'est pas simplement un outil, un organique
mécanique que l'esprit commande. La main est sensation, elle est
intuition, elle est raison. En contact avec la matière elle connaît,
elle est mémoire. L'apprentissage d'une technique, d'un métier,
d'un art ne consiste pas en connaissances absolues que l'esprit ou le
cerveau pourrait emmagasiner et distribuer à travers les membres du
corps selon les besoins, les circonstances. C'est un ensemble, un
tout qui travaille en harmonie. La mémoire physique
du toucher, des formes, des reliefs se crée subtilement à force de
répétition.
La main, premier outil de l'artisan |
La
main n'est pas un outil spécifique, c'est comme le disait Aristote
l'instrument des instruments, organon pro organon,
celle qui est capable à la fois de les créer et de les utiliser,
les mani-puler.
Chez
les artisans et notamment dans le compagnonnage la main est
primordiale. C'est l'outil premier du travail de la matière, elle
peut tout faire. La main de l'apprenti au début douce, fragile et
maladroite se durcit tout en s'affinant et se forge avec le temps,
par le travail, par la rencontre avec le bois du menuisier, le cuivre
du chaudronnier, la pierre du tailleur... chaque artisan apprend à
connaître la matière avec ses mains, il sait dire si son bois n'est
pas assez sec ou sa pierre trop cassante. Sa main prend du caractère,
marque son histoire par d'innombrables coupures, échardes,
pincements, frottements, ponçages et parfois amputations qui lui
donnent cette aura d'œuvre à part entière.
Il
sent les aspérités naturelles ou artificielles avec lesquelles il
va jouer pour donner au matériau brut sa forme la plus avantageuse.
Lorsqu'il travaille sur son œuvre, l'outil qu'il tient est un
intermédiaire entre la force motrice de l'artisan et la force de
réaction du produit créé. La main réagit subtilement à chaque
mouvement, ajustant chaque geste en fonction du précédent. L'angle
d'attaque du ciseau dans la pièce de bois, la prise de celui-ci, la
vitesse à laquelle l'outil se déplace, la manière d'évacuer le
copeau... le geste technique peut s'expliquer mais il se vit avant
tout, il se ressent, il se cherche, se trouve et se construit au fur
et à mesure, dosant l'énergie suffisante pour être efficace. Plus
qu'un symbole, avec sa quarantaine de muscles c'est le véritable
organe du créateur, de l'homme habile, qui se crée lui même en
même temps qu'il crée sa main et son monde. C'est en cela que l'on
peut dire qu'il n'y aurait pas d'humain sans main.
Voir aussi :
La mesure de l'homme
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La mesure de l'homme