vendredi 7 novembre 2014

Nature et formes de l'indignation - Deuxième partie


L'éthique existentialiste de l'indignation

La thèse que nous voulons défendre se veut existentialiste dans la mesure où elle accentue le primat de l'existence face à ce qui serait une essence trop idéaliste. Il ne s'agit pas de fonder une nouvelle éthique, d'en appuyer une déjà existante mais de fournir un critère, une base à la compréhension de ce que peut ou doit être une éthique aujourd'hui. En effet ce que nous cherchons à montrer c'est qu'au-delà du clivage qui oppose téléologie (éthique du but) et déontologie (éthique du devoir ou de l'intention) il y a une base commune qui est révélée à travers l'indignation. Ainsi nous ne cherchons pas à interroger le contenu qui serait composé de principes et qui serait soumis à des variations mais plutôt à asseoir des limites fondatrices à travers ce qu'on appelle une éthique négative.
Rappelons brièvement que le contexte historique des philosophes qui nous intéressent est celui de la seconde guerre mondiale avec toutes les horreurs qu'on lui connaît. Si l'éthique est l'étude de ce qu'il faut ou ne faut pas faire, nous comprenons facilement avec Camus et Adorno que leur principale question est de savoir comment a-t-on pu faire pour en arriver là ? Comment l'humanité et l'idéal humaniste qu'elle portait jusque là ont-ils pu aboutir à la solution finale, comment philosopher après Auschwitz ? La question est donc véritablement de se demander quelles sont les limites morales d'actes comme le viol, le meurtre, la torture, l'exploitation et par extension les formes d'oppression, de domination et de misère imposées à l'homme. En ce sens une telle éthique n'est pas positive car elle ne se demande pas ce que l'on peut faire mais cherche à exprimer ce qu'il ne faut pas faire.

Une fondation négative de l'éthique

Une fondation négative de l'éthique n'est pas une vision pessimiste. Pour reprendre Hume à propos des règles juridiques nous pouvons avancer que les lois morales bien qu'artificielles n'en sont pas pour autant arbitraires. Il faut donc comprendre un positivisme qui s'oppose au naturalisme (on tire des règles éthiques de la simple observation de la nature), mais qui reste négatif dans la mesure où on ne pose pas de limites a priori mais où l'on va chercher dans l'expérience les limites de l'acceptable ou de l'inacceptable. La difficulté est de montrer qu'une telle conception de l’éthique n'est pas émotiviste, relativiste. Il s'agit en effet de montrer le caractère rigoureux et prétendant à l'universalité d'une éthique « fondée » sur l'indignation, ou pour le dire autrement de légitimer le rôle de l'indignation au sein d'une réflexion sur l'éthique. On ne cherche pas à savoir ce qu'est le bien mais à décrire ce qui se passe quand on bascule vers le mal. L'éthique qui se veut prescriptive doit nous fournir des raisons de faire le bien ou de ne pas faire le mal. Nous pouvons alors nous demander avec l'injonction de Hessel que voudrait dire « Indignez-vous ! ».
Nietzsche reproche au devoir de ne s'exprimer toujours que de manière négative, dans la forme du Décalogue et du « ne pas ». On pourrait opposer le droit sous la forme de la liberté au devoir qui exprimerait une contrainte. Cette contrainte serait pourtant toujours exprimée d'abord par une injonction : il ne faut pas faire ceci ou il ne faut pas faire cela, ainsi entendus l'éthique, la morale ou le droit s'attacheraient à définir des limites. Mais ces limites ne peuvent venir de l'extérieur, elles nous sont données par l'expérience, nous les découvrons par nous-mêmes seulement quand elles semblent avoir été franchies. Comment alors entendre le souhait de Stéphane Hessel quand il dit « indignez-vous ! » ? Doit-on comprendre qu'il ne faut pas ne pas s'indigner ? Y aurait-il un devoir d'indignation ? Une première réponse positive à cette question se situerait sur un plan uniquement moral mais on peut également comprendre que d'un point de vue logique et presque métaphysique il serait impossible de ne pas s'indigner. Notre propos prend le revers de ce qui serait l'argument de Hessel : si le monde est injuste, il faut s'indigner ; nous voulons montrer que s'il y a de l'indignation, et quand celle-ci est légitime c'est qu'indéniablement le monde est injuste. Cela nous fait douter de l'ambition des idéalistes qui voudraient se couper de l'expérience pour traiter des problèmes éthiques.
En posant les limites empiriques de ce que le sujet supporte, apparaît une certaine éthique qui se construit de manière « négative ». S'il existe des limites à ce que l'on doit et ne doit pas faire, contrairement à la tradition idéaliste, ces limites ne sont connaissables que par l'expérience. Le dépassement de la tradition kantienne dans l'éthique de la discussion peut trouver là une manière pour les individus composant une communauté éthique de se rendre compte des valeurs, des limites de leurs actions possibles. On ne peut juger une loi éthique qu'en comparaison avec ses effets pratiques. Notre rapport à l'éthique, au bien, au mal, à la mort, à la souffrance n'est pas issu de la raison pure, il découle de notre condition de mortels, d'êtres finis. Si l'éthique kantienne présuppose le sujet, le « je », nous affirmons ici que c'est au contraire empiriquement, grâce à l'indignation que celui-ci est révélé en sa qualité d'être capable de s'indigner mais le risque est à nouveau de tomber dans un relativisme.
Peut-on et veut-on fonder une éthique sur l'indignation ? Ici la question est plutôt de nous demander comment les sentiments et plus particulièrement celui de l'indignation délimitent l'éthique. Il s'agit d'entamer une critique de visions de l'éthique et de la politique qui seraient trop axées sur les intérêts et les spéculations abstraites. Il convient alors de procéder à d'autres distinctions conceptuelles pour écarter une possible ambiguïté qui ferait jouer à l'indignation le même rôle qu'a voulu faire jouer Schopenhaueur à la pitié.
Il ne faut pas confondre l'indignation et la pitié, et vouloir en faire un sentiment fondateur de l'éthique. Si celui qui se dit indigné ressent de la pitié pour autrui cela ne suffit pas. Comme nous l'avons déjà précisé il faut manifester la volonté d'un autre monde possible. La pitié est en ce sens fataliste, car comme le souligne Adorno si l'on « s'adapte à la faiblesse des opprimés, on justifie les conditions de domination qu'elle présuppose ». Il ne s'agit pas de ressentir la peine de l'autre, ce n'est pas à proprement parler la sympathie (à entendre comme « empathie » ou « compassion » c'est-à-dire littéralement de souffrir avec) de Smith non plus. Certes on retrouve dans l'indignation l'idée d'une compréhension de la souffrance de l'autre mais celle-ci doit servir de moyen de révéler dans autrui ce que nous avons appelé jusqu'ici la dignité. Tandis que la simple pitié ou sympathie n'aurait pas cet effet primordial dans la prise de conscience d'une limite. La sympathie chez Smith est un processus qui fait intervenir un hypothétique observateur et renvoie des sentiments les uns envers les autres afin que ceux-ci s'accordent sur un juste milieu qui deviendrait la norme. L'indignation est immédiate, elle vise absolument la valeur niée avec la volonté immédiate de la restituer comme norme. Bien sûr ce que nous appelons compassion et qui renvoie à l'idée d'amour ou de solidarité semble faire partie de ce sentiment qu'est l'indignation mais si elle est nécessaire sous une certaine forme, elle n'est pas suffisante.
L'éthique de la souffrance. Le recueil d'aphorismes paru sous le titre de Minima Moralia et sous-titré « Réflexions sur la vie mutilée » nous enjoint clairement à considérer ce qui peut apparaître comme une vision noire de la vie chez Adorno. Ce n'est pas la douleur qui soulève l'indignation et le désir de changer, car la douleur est ponctuelle. Même si cela y ressemble nous ne sommes plus dans le discours qui oppose simplement peine et plaisir. C'est la souffrance qui arrive à un point de saturation et qui n'est pas rejetée comme telle mais comme symptôme, c'est-à-dire dire véritablement comme une marque, un signe (semios) qui est là pour montrer quelque chose. La souffrance est la perception physique ou psychologique de ce qui génère l'indignation. Considérer la souffrance paraît important chez Adorno sans quoi l'illusion du bonheur ne ferait que masquer ce qu'il y a d'inhumain dans l'homme, ce que nous appelons l'intolérable, l'inacceptable.
Le cogito existentiel pourrait se traduire sous la forme de : je souffre donc j'existe. L'évidence de l'existence ne viendrait donc pas de la pensée, du logos, du rationnel, de l'esprit mais bel et bien du corps, du pathos, de notre sensibilité. Quoi de plus trivial ? L'indignation manifeste l'existence de soi mais des autres également, je peux m'indigner pour autrui, cela veut dire que je peux prendre conscience de l'existence d'autrui à travers sa souffrance, qui me fait prendre conscience que cet autre est un autre moi-même et pas un objet, pas une chose.

L'individu

« C'est encore la domination de l'universel qui se cache dans le principe monadologique de l'individu, même là où il est protestataire. »
Theodor Adorno, Minima Moralia
Contre les dérives du capitalisme et ce que les philosophes de Francfort appellent la réification1, c'est-à-dire la réduction des personnes à des simples objets en ne les considérant par exemple que sous l'angle de leur force de travail ou de production, il est important de souligner cette perspective qui oppose l'individu et l'universel. Camus relève très bien ces fausses révolutions bourgeoises qui ne sont motivées que par des intérêts particuliers et non ces prétendus élans humanistes. Comme nous le verrons par la suite, il s'agit toujours de penser ensemble l'individu et la société, car l'un ne précède par l'autre, les deux coexistent simultanément en interdépendance.
Chez Levinas on retrouve l'idée d'un rapport à l'Autre de non-indifférence, mais un lien qui n'est pas communicable, qui n'est pas partageable quand il s'agit de l'être comme ce qu'il y a de plus privé. On ne peut partager son existence. Mais avec l'indignation on souhaite la montrer, on la révèle, elle est l'objet de notre intention. Ce que nous verrons plus tard dans la dernière partie consacrée à la politique est l'idée que l'on retrouve chez le phénoménologue français d'une socialité qui fait sortir de l'être autrement que par la simple connaissance. L'individu n'existe pas en tant que tel car il est toujours en relation avec un autre, il n'est toujours qu'une partie de cette totalité qu'est la société.
Contre l'utilitarisme. À vouloir critiquer la considération de la personne comme simple objet nous pourrions naïvement réduire et confondre l'utilitarisme à un instrumentalisme. La doctrine conséquentialiste portée par Bentham et Mill ne considère évidemment pas les sujets moraux comme des simples objets mais si l'on comprend la doctrine utilitariste comme l'idée d'un calcul général des peines et des plaisirs, on comprendra qu'il faille la rejeter en ce qui nous concerne. Comment dans un tel système rendre compte de ce qui serait la dignité, en tant que ce qui échappe au calcul, à la mesure et qui ne concerne ni la peine ni le plaisir mais bien l'être général des individus concernés. S'il s'agit ici dans le cadre d'une réflexion éthique de nous demander quelle est une action bonne, une action juste, un acte éthique, alors l'utilitarisme ne nous fournit pas de réponses satisfaisantes puisqu'il ne considère jamais l'individu en tant que tel, pour ce qu'il vaut fondamentalement. Dès que l'on calcule on réduit, on réifie le sujet à une donnée, à une de ses caractéristiques sans le prendre en compte dans son être propre pour reprendre Camus, dans l'ensemble de ce qui fait qu'il est qui il est. Celui qui s'indigne veut donc dire que rien ne peut justifier la perte de sa dignité, même si cela doit en coûter à d'autres pour davantage de peine car la dignité est cette limite indépassable au-delà de laquelle plus aucun calcul n'est possible. Si « rien ne peut justifier » ce qui peut être un sacrifice c'est qu'aucune justification n'est acceptable, aucune démonstration rationnelle ne suffirait à abandonner ce qui reste de digne. Dans les débats actuels en éthique concernant le vivant (euthanasie, avortement,...) il se pose la question de la valeur d'une vie ou de « la » vie. Mais selon notre réflexion, ce dont nous pouvons être sûr c'est qu'une vie n'en vaut pas une autre. L'indignation si elle pose quelque chose c'est l'incommensurabilité des êtres (la question du sacrifice par exemple ne peut se résoudre dans la simple idée d'un échange au sens commercial, c'est-à-dire basé sur une évaluation de valeurs ; puisque deux êtres dignes n'ont pas de valeur propre, tout échange est inégal et entraîne une perte).
La maxime kantienne. La dignité est ce qui vaut absolument au-dessus de tout où quand il n'y a plus rien. Tout ou rien, nous retrouvons l'alternative de l'homme révolté camusien. Mais avant cela nous pouvons penser à la troisième formulation de la maxime kantienne qui nous invite à ne « jamais traiter l'humanité en sa personne ou en une autre uniquement comme un moyen mais toujours également comme une fin ». Nous retrouvons ici ce qui peut motiver les auteurs qui nous guident jusque là, car en réduisant l'humanité à un moyen, on ne la considère que comme une chose et c'est cela qui est critiqué. Considérer l'humanité comme une fin, c'est reconnaître la dignité propre à chaque individu qui la compose. Ainsi la pensée utilitariste est à remettre en cause à travers l'indignation entre autres car elle ne considère pas les êtres comme des fins en soi, absolument. Mais il ne faut pas confondre la défense d'un individu universel que nous posons là avec le sujet transcendantal kantien car nous reprochons justement au sujet kantien d'être coupé du monde, d'avoir une essence propre et définie.
Enfin, on ne saurait omettre une référence à Scheler qui place la personne comme valeur suprême, révélée phénoménologiquement. La différence notable avec l'objet intentionnel de Husserl repose sur le caractère immédiat et absolu de la valeur. Que celle-ci soit la personne de Scheler ou ce que nous désignons par dignité dans le phénomène d'indignation, nous nous accordons à dire que celle-ci nous est donnée directement dans son entièreté à la différence d'un objet physique qui nécessite des perspectives différentes.

Une éthique existentialiste

Ce que dénonce Sartre avec la mauvaise foi sur un plan métaphysique, ontologique c'est-à-dire en ce qui concerne l'être mais que l'on peut comprendre plus vulgairement avec Camus c'est que ce critiquera également Adorno à travers le comportement conformiste. Vouloir être celui que l'on est, c'est toujours se tromper, c'est croire que l'on est une chose, croire que l'on a une essence propre. Pour Camus le conformisme est l'attitude nihiliste qui fonde malheureusement l'histoire de la fausse révolte intellectuelle : être ou rien ou n'importe quoi. Nous retrouvons l'alternative suprême du tout ou rien à laquelle il faut échapper, à laquelle l'indigné veut échapper. Même les intellectuels critiquent une société et un système qu'ils contribuent à perpétuer à travers des « clichés de l'anticonformisme », une société qui selon Adorno n'aurait plus de normes. Cette absence de normes serait le signe que les individus, les personnes ne seraient plus rien ou n'importe quoi. L'erreur de notre société se résumerait dans cet idéal de l'être : réussir sa vie serait « être » quelqu'un ; tandis que les ratés, les moins-que-riens ne seraient que des hommes et des femmes dont on dirait qu'ils ne sont rien. Or, ces parias, ces rebuts, ces marginaux, ces rejetés, qu'importe les noms qu'on leur donne et le mépris qu'on puisse leur porter, ils seront toujours quelque chose, ils seront toujours eux-mêmes. Que ce diagnostic soit fondé, prouvé ou non cette absence de valeurs dénoncée nous invite alors à nous interroger sur l'absence ou la présence de valeurs. Quelle éthique peut être défendue sans valeurs ?
On ne peut faire de ce qui est ce qui doit être. La norme ne peut venir du simple fait. Mais ce qui serait une théorie existentialiste en éthique voudrait confronter les normes et les faits, et montrer que les valeurs défendues par les normes se révèlent à travers certains faits, certaines attitudes comme celle qui nous intéresse dans ce travail. La dignité, la justice ne sont pas déterminées a priori : le fonctionnement juridique actuel nous montre bien que la base de créations des lois repose sur les actes qui forment ce qu'on nomme le vide juridique. Ce n'est pas uniquement la raison qui dicte leurs essences. Notre thèse se veut existentialiste ou matérialiste dans l'idée également que plus une société dirige vers la justice, vers la dignité et plus le sentiment et les revendications qui s'y rapportent se feront connaître. Nous pensons au mécanisme décrit par Tocqueville concernant les inégalités : plus une société efface les inégalités et plus ses membres revendiquent l'égalité. (De là il y aurait encore tout un travail de distinction à établir entre les normes sociales et les normes juridiques ).
L'idée d'une éthique négative existentialiste comme nous avons essayé de le soutenir est à envisager avec ce qui va suivre dans le cadre d'un processus social ou politique au sein duquel les individus se reconnaissent les uns les autres en prenant conscience d'une dignité non pas atomique, individuelle mais véritablement intrinsèquement partagée. Sans cela nous ne pourrions comprendre l'idée que la révolte d'un individu fonde l'être de tous dans le « je me révolte donc nous sommes » qui peut sembler ou énigmatique ou caricatural si on ne le comprend pas de cette manière. Vouloir rapprocher Camus et Sartre peut sembler risqué et mener à des amalgames. Nous comprenons qu'avec Sartre même l'indignation relèverait de la mauvaise foi puisqu'il est impossible d'être ce qu'on est. Mais là où les deux auteurs se rejoignent et ouvrent un champ de compréhension à leurs confrères allemands c'est dans ce sur quoi nous avons insisté : l'idée d'un refus d'être une chose. Et la critique que l'on peut faire aux approches trop libérales de ce qui se voudrait une étude de notre société notamment en ce qui concerne les luttes sociales se porte sur lur réduction à des problèmes d'intérêts. Comme nous allons tenter de le montrer, les mouvements sociaux s'enracinent profondément dans une dimension morale. Nous n'avons pas le temps de développer ce point en détail à l'intérieur de ce travail mais il apparaît clair que cette perspective se veut une critique également de l'historicisme marxien dans lequel l'appartenance à une classe ou une autre prime sur d'autres critères.
1Ce concept conplexe traverse la philosophie de Marx et Lukacs, mais trouve également ses développements dans les travaux de Heidegger ou Dewey comme le montre Honneth dans La réification.

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