Comment les normes sociales nous empêchent d'avancer et comment
la pseudo-raison renforce cette traîne.
On pourrait partir de l'idée que tous les goûts sont dans la nature
et que comme les couleurs on n'en discute pas. Mais le goût comme
tous les sens n'est pas immuable et dépend de normes. Je voudrais
refermer certains débats stériles qui empêchent les véritables
discussions de prendre l'ampleur qu'elles demandent. Il s'agit donc
d'en finir avec des comportements qui se veulent rationnels, qui se
donnent l'apparence d'une réflexion et font en cela appel à des
raisonnements. Mais la logique qui est à l'œuvre n'est là que pour
cacher des attitudes d'hypocrisie et d'indifférence. De quoi
parle-t-on ? Il y a des luttes politiques qui se jouent sur le
terrain des normes sociales. L'écologie, le féminisme, la défense
du droit des animaux sont les exemples que nous suivrons.
L'idéologie libérale se nourrit volontiers de la diversité
d'opinions nécessaire à ce qu'elle ose appeler démocratie. Et
cette réduction simpliste de la démocratie à la pluralité
d'expressions politiques laisse la place sur le plan éthique au
relativisme, qui consisterait à dire que tout se vaut, ou au
nihilisme qui consisterait à dire qu'il n'y a pas de bien. Ces deux
positions peuvent facilement se rejoindre si on en reste à ces
définitions, et on en restera là. Je tiens à critiquer la position
individualiste qui consisterait à considérer telle ou telle
attitude comme relevant du choix personnel, et s'excluant ainsi du
champ politique. Si je me dis écolo, féministe ou végétarien, ce
n'est pas en raison d'un choix éthique au sens ou j'aurais choisi
tel ou tel moyen contingent pour atteindre un but nécessaire. Chacun
de mes choix en tant que tel se veut nécessaire et dépassant ma
simple sphère personnelle individuelle. Je ne veux m'attirer les
louanges de personne. Je n'en ai rien à foutre que les gens trouvent
ça bien si cela ne les fait pas changer ne serait-ce qu'un minimum.
C'est cela que j'appelle l'hypocrisie. Je ne veux pas entendre dire
que telle ou telle prise de position affirmée et pleinement assumée
à travers mon comportement ne relève que d'un choix personnel et
que « chacun fait ses choix ». Non. Pour des raisons
stratégiques ou diplomatiques je ne vais pas me braquer. Car puisque
par mon choix de mode de vie, de mode d'être je souhaite incarner un
certain modèle, il serait contre-productif d'être sans cesse dans
l'opposition. Pourtant c'est bien cela que je vise : la
confrontation d'une norme marginale et émergente que je porte face à
des normes sociales profondément ancrées. Et en affirmant ce choix
il serait hypocrite à mon tour de dire que les choix que chacun de
vous faites ne m'importent pas. Puisque justement j'aspire à changer
les normes sociales et que celles-ci s'incarnent en chacun de nous
alors je ne saurais être indifférent aux comportements de tout un
chacun. Un écologiste ne veut pas d'agriculture biologique pour
lui-même mais bien pour toutes et tous ; une féministe ne veut
pas la fin de la domination du masculin sur sa personne mais sur
l'ensemble du genre ; et un défenseur des animaux vegan ne peut
s'en tenir à la satisfaction d'être sorti du système d'oppression
lié à l'industrie animale si ce système continue à exister.
Ensuite existe une forme de l'hypocrisie plus travaillée. Elle
s'applique à élaborer des raisonnements qui justifient
indirectement les normes sociales existantes en tentant de
disqualifier la logique des luttes et normes alternatives qu'elles
portent. Si l'on prend l'exemple du féminisme, un défenseur du
patriarcat, puisqu'il lui sera difficile physiquement de changer ses
comportements, ses attitudes, va préférer chercher à discréditer
la lutte féministe et la constituer comme incohérente, incomplète
ou imparfaite pour justifier le fait de ne pas agir, même s'il sait
pertinemment que les revendications portées sont légitimes. Celui
qui ne veut pas changer va alors caricaturer la posture féministe
pour la rendre inaudible et l'éviter de remettre en question la
moindre de ses habitudes. Il va pouvoir également se montrer
hypocrite en se disant d'accord en théorie mais en refusant la
possibilité pratique. L'ironie consiste alors dans ce tour de
passe-passe à justifier l'inertie des normes sociales par le fait
que ce sont des normes sociales. Mais c'est justement là que nous
pointons, en tant que militants et militantes, la capacité d'action
individuelle. Mais ce qui m'agace plus particulièrement c'est une
stratégie argumentative qui consiste à spéculer sur des cas
limites pour montrer les limites d'une théorie, l'infirmer et
montrer son incapacité à répondre à des cas pratiques. Dans le
cas du féminisme il va s'agir de prendre un exemple extrême. On
entend alors souvent dire que le matriarcat serait autant sexiste que
le patriarcat et que le féminisme tend vers un tel système, ainsi
l'argument consistera à dire qu'il est difficile de se dire
féministe car ce serait vouloir la domination féminine. Avec la
question de l'anti-spécisme on retrouve la même logique. Ainsi
prenons le cas d'un végétarien qui voudra attaquer la position
spéciste qui consisterait en théorie à manger de la chair animale
sans considération aucune éthique du fait que l'animal en question
appartient à une autre espèce. Celui qui voudra défendre son bout
de viande poussera la réflexion jusqu'à ses limites jusqu'au cas
absurde où il devra choisir entre la vie d'un moustique et celle
d'un humain, cas où il pourra revendiquer sa posture spéciste de
privilégier l'humain. Mais ces argumentaires qui se donnent l'air
d'écouter et de comprendre les réflexions féministes ou
antispécistes ne sont que des caricatures qui manquent de
profondeur. Est-on toujours de bonne foi ? De quoi parle-t-on
quand on se dit féministe ou antispéciste ? De la parité
homme-femme au parlement européen ? De la sauvegarde des dix
derniers tigres albinos ? Si on ne peut se dire indifférent à
ces questions il est clair que le sexisme et le spécisme concerne
avant tout des situations beaucoup plus générales que les cas
particuliers qui sont invoqués pour discriminer les luttes. Le
sexisme c'est des hommes qui dominent, oppressent, psychiquement et
physiquement frappent et violent les femmes qui les entourent. Le
spécisme est avant tout le fait de l'exploitation animale dans
l'industrie de la viande et de sous-produits. Voilà de quoi on
parle. Voilà les vraies questions.
Alors pourquoi cette hypocrisie ? Une indifférence ? Si
c'est le cas, et je le pense, elle n'est pas assumée. Parce que
c'est difficile psychologiquement d'affirmer son indifférence à la
pauvreté, la misère, l'oppression, le meurtre institutionnalisé.
C'est difficile parce qu'une telle indifférence est vue socialement
comme du mépris et que le mépris semble se rapprocher davantage du
vice que de la vertu. Mais puisque nous vivons dans une société du
spectacle et que la vertu reste une valeur prisée, il faut maquiller
cette indifférence avec l'hypocrisie. Se donner l'air de
s'intéresser aux enjeux défendus par ces normes alternatives, se
donner l'air même d'en accepter la nécessité tout en concluant par
un pessimisme de l'action. On dit « c'est bien » et on
aimerait que les choses changent mais on ne change pas soi-même.
C'est là que l'idéologie libérale fait le plus de dégâts. Elle
réussit à faire en sorte que l'on sache que les individus peuvent
changer les choses, mais on maintient une concurrence qui empêche
les premiers de bouger. Quelques uns et quelques unes s'efforcent
d'être l'étincelle qui mettra le feu aux poudres, mais la question
est alors de savoir à partir de combien, à partir de quelle
quantité une norme émergente marginale peut-elle se constituer
comme norme instituée ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire