Le déplacement est physiquement la relation d'un point à un autre
et n'est indissociable du temps, par conséquent de la vitesse. Le
voyage suppose la distance et celle-ci le changement. En pratique, la
technique avec le vélo et la technologie avec la voiture offrent des
alternatives différentes pour deux modes de déplacement qui
dépassent l'échelle humaine, ou plutôt qui l'élargissent. Deux
manières de se mouvoir dans le temps et l'espace et deux
philosophies du monde, de la nature. Se déplacer à vélo sur de
grandes distances est un choix qui s'oppose idéologiquement à la
voiture. Les contraintes sont des opportunités pour le voyageur.
Voyager à pied ou à vélo suppose l'abandon de valeurs temporelles
adulées dans notre société moderne. Malgré les avantages
économiques et écologiques qu'une telle entreprise représente,
elle suppose la mise à disposition de capacités physiques minimales
et d'une redéfinition du temps et de l'occupation de celui-ci.
La destination disparaît derrière le chemin, ce qui compte n'est
plus alors véritablement le but mais la manière. Si on ne sait pas
où la vie nous mène, nous pouvons décider du chemin et de
l'allure, du rythme. Notre mémoire est sélective et notre
conscience l'est de plus en plus. A l'ère de la synthèse et du
synthétique l'essentiel se doit être concis. Le voyage se résume
de plus en plus à des clichés, au sens propre comme au sens figuré.
La prouesse technique que représente l'aviation et qui nous
transporte au dessus des nuages, nous faisant traverser des
continents entiers en quelques heures, est généralement réduite à
une simple donnée technique de durée de transport. Il y a pourtant
dans l'idée de trajet l'essence même du voyage, de l'évasion, du
changement. Mais puisque le chemin est masqué, il ne reste plus que
la destination à comparer. Notre vie toute entière à mesure
qu'elle s'étend semble perdre de sa substance pour se résumer en
quelques points, quelques instants. Le voyage est une expérience du
temps. Le voyage à vélo est en cela l'accomplissement d'une volonté
de prendre place dans un long moment où le trajet et le reste
restent indifférenciés. Une fois l'idée acceptée que le voyage
est davantage le chemin que l'arrivée, se perdre ne représente plus
un problème en soi mais l'opportunité de découvrir.
La voiture, le train, l'avion sont des capsules spatio-temporelles.
On ne compte plus les distances d'un point à un autre mais le temps
qu'il est nécessaire pour les relier. De même la connaissance d'une
échéance et la certitude des temps de déplacement tend à
contracter les moments pour ne les faire coïncider qu'à leurs
points de non-retour. L'échéance est alors plus qu'un repère, elle
compulse tout le temps qu'il reste à s'écouler jusqu'à elle, vers
elle, sur elle. Si par exemple je sais que j'ai rendez-vous à vingt
heures, l'idée que je me fais de l'échéance nie la durée qui est
nécessaire au trajet en l'incluant dans l'échéance elle-même.
Plus simplement nous raisonnons avec une telle certitude sur les
temps de trajets, des départs et des arrivées que ces durées
finissent par être hors du temps. A vélo, l'essence du voyage est
précisément cette durée de trajet. Le voyage ne se résume pas à
un point, un lieu ou un autre mais véritablement à un ensemble, une
continuité d'espaces-temps tirant leur valeur non pas d'une
quelconque unicité mais au contraire d'un assemblage cohérent.
Cette évidence prend tout son sens lorsqu'on a la chance de
traverser un pays dans la longueur. On peut saisir alors la
progression et l'évolution, les subtilités qui font d'un endroit
son caractère particulier en l'inscrivant dans un ensemble plus
grand avec ses lieux voisins.
Puisque la distance n'est pas réductible, en augmentant la vitesse
on réduit la durée qui sépare deux points sur la planète.
L'habitacle dans lequel on voyage nous coupe du monde extérieur.
L'espace n'existe alors plus en tant que tel, il n'est que le monde
extérieur mais celui-ci n'est même plus palpable, il n'est qu'une
succession d'images, de paysages qui constituent le décor. Ce décor
sans profondeur est le même que celui d'une carte postale, il
sublime un point de vue esthétique (quand il y en a un) et occulte
le reste. La question de jugement de la valeur esthétique d'un lieu,
d'un département par exemple entre ici en jeu. La tendance
touristique serait de résumer un ensemble par une sélection de
points, de curiosités esthétiques. Ainsi nous pourrions dire d'une
région qu'elle est belle car elle possède une multitude de points
de valeur. Sans indications préalables je militerai plus pour une
vision plus générale, voire aléatoire d'une région. En inscrivant
l'expérience dans une certaine durée, en multipliant les moments
plus que les endroits, d'une manière moins arbitraire, j'estime
pouvoir accéder à une vision plus juste, plus neutre.
La traversée d'un espace par des moyens simplement techniques, à
pied ou à vélo, permet la véritable découverte de celui-ci. Le
paysage n'est plus alors simplement admiré, il est subi, senti,
éprouvé, confronté. Le moindre détail a son importance dans la
progression. Chaque montée est différente car elle suppose du corps
et de l'esprit une adaptation précise, une disposition particulière.
Chaque kilomètre s'inscrit différemment dans l'esprit car il
s'inscrit de manière encore plus contrastée avec les moments qui le
précèdent et qui le suivent. La fatigue, la chaleur changent la
manière que l'on a de percevoir ce qui est vraiment plus qu'un
simple paysage. Les cris des animaux, la force du vent, sa
température, son humidité, le trafic, la qualité de la route,
l'assurance avec laquelle on prend le chemin, l'envie d'avancer...
autant de critères qui multiplient les sensations du voyage.
L'espace est plus qu'une simple image mais celui-ci est effacé par
la technologie. L'intérieur d'une voiture ou d'un train isole le
pseudo-voyageur des sons, des lumières, de la températures, des
odeurs qui sont l'essence d'un lieu. Vitres teintées, climatisation,
air conditionné, bruits de moteur forment l'ambiance moderne du
voyage aseptisé. La volonté de l'essentiel est-elle superflue ?
La volonté du superflu est-elle essentielle ? Nous vivons
certes dans une société où le choix et la sélection sont le mode
privilégié, bien qu'illusoire, de l'expression de nos
individualités. Le rêve de la technologie serait de nous permettre
de choisir encore et encore dans les moindres détails ce qui
conditionne notre vie, notre image et notre identité. Ainsi ceux qui
l'auraient choisi n'auraient plus à emprunter telle rue ou effectuer
telle tâche qui ne considéreraient pas dignes d'eux. La voiture et
le train grâce à nos autoroutes permettent d'éviter ces images
d'une réalité sans intérêt. Sur des grands axes et dans des
tunnels, coupés du monde, les utilisateurs se meuvent dans des
non-espaces. Déconnectés de la réalité ils semblent n'avoir
aucune interaction avec ce décor, ils ne peuvent que le voir, le
prendre en photo, l'admirer. La preuve la plus flagrante de la
négation consciente ou inconsciente (qui sait?) qu'ils portent à
l'égard de cette nature se trouve aux bords des chaussées de
goudron : poubelle géante. A la vitesse où les voitures
défilent, personne ne remarque véritablement l'impact dégueulasse
que chacun produit par égoïsme et idiotie. Ceci illustre tristement
bien en quoi ces grosses routes contribuent à la négation du
paysage en fabriquant le mythe d'espaces hors de portée de la
nature. Cette hypothèse est évidemment rapidement réfutée par les
innombrables cadavres d'animaux qui ponctuent macabrement ces
horizons d'asphalte.
Le déplacement pour être voyage doit ainsi, selon moi, s'inscrire
dans une certaine durée et dans une durée incertaine pour laisser
place à la découverte, à l'inconnu. Cette découverte qui est une
confrontation de sensations et d'idées face à une nature, une
architecture, une culture nouvelles est alors plus facile par des
moyens techniques simples tels que la marche à pied ou le vélo. Ces
considérations estivales trouvent autant leur place dans une
démarche citoyenne générale et pourraient (devraient) servir de
base à une réflexion plus générale sur l'urbanisation de nos
villes, l'utilisation de moyens de transports, l'agencement des
infrastructures qui y sont liées... mais ceci est une autre
histoire.
"... se perdre ne représente plus un problème en soi mais l'opportunité de découvrir". Je partage totalement ta vélosophie :)
RépondreSupprimerRavi de partager ce point de vue, d'une manière même générale l'ouverture d'esprit se caractérise pour moi par la prise de conscience de chaque contrainte comme une occasion à saisir !
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