mercredi 2 juillet 2014

Pragmatisme(s) et (mauvaise) foi

Le pragmatisme se concentre sur les faits, en grec pragmata, les choses telles qu'elles sont, brutes. La doctrine épistémique (qui traite de la connaissance) pragmatique nous dit qu'est vrai ce qui marche, ce qui fonctionne. En politique on peut alors se demander ce qu'est une attitude ou une position, une idéologie pragmatique. Ce qu'on va vite comprendre c'est que chacun peut se revendiquer du pragmatisme qui apparaît de plus en plus comme relever du bon sens, du retour aux choses simples, aux faits. Le pragmatisme se veut ainsi combattre un idéalisme et fermer le bec aux utopies. En politique il n'est pas rare d'entendre vanter la nécessité d'être pragmatique, de garder les pieds sur terre. Pourtant, il convient de combattre une certaine vision du pragmatisme qui se veut fataliste tout en nous revendiquant d'un autre pragmatisme plus audacieux et plus incertain, qui laisse la place à la création, au doute, à l'expérimentation, à l'utopie.

Le problème apparaît quand deux groupes ou personnes défendant des points de vue radicalement opposés se réclament d'un pragmatisme. Entre alors en jeu la foi. Si le pragmatisme consiste à définir le bien, le vrai comme ce qui marche, ce qui fonctionne, ce qui est efficace, alors le diagnostic que l'on porte sur un système politique donné peut différer du tout au tout. Le capitaliste qui y croit et qui n'a cure des inégalités sociales en ne les considérant simplement comme des effets collatéraux irrémédiables pourra défendre corps et âme le système capitaliste au nom d'un pragmatisme : pour lui ça fonctionne. Au contraire, quelqu'un de sensé et de sensible verra bien que ces inégalités font partie du système et démontrent de l’inefficacité du système en son fond.

De la même manière, dans la suite d'une démarche de critique de la politique, même si le diagnostic pessimiste devait faire l'unanimité, comme c'est le cas dans une situation de crise dite financière telle qu'elle est présentée actuellement, les moyens à mettre en œuvre pour y remédier peuvent être sujets de débat. Toujours au nom du pragmatisme on peut rejeter n'importe quelle pratique isolée en pointant son manque de résultat. Ainsi si une réforme ne produit pas de changements positifs il suffit d'invoquer la simple constatation des faits pour dire que celle-ci n'était pas la bonne. Se pose alors la question de savoir combien de temps une décision politique doit-elle bénéficier pour montrer des signes, et surtout à partir de quel contexte, dans quelles conditions une simple décision fait-elle sens ?

Tout ça pour dire, finalement, qu'invoquer le sens pragmatique de l'observation des faits ne suffit pas. Il faut être fou, avoir une foi démesurée ou une très mauvaise foi pour affirmer d'un système politique tel qu'il existe et est répandu aujourd'hui qu'il fonctionne. De ce point de départ on voit que le pragmatisme se développe et se dissimule en une sorte de fatalisme : les choses sont comme elles sont, on ne peut les changer. Ainsi, même si le diagnostic qui voudrait suivre l'idéal pragmatique n'est pas positif : si le bien est ce qui fonctionne et que notre système politique ne fonctionne, alors ce n'est pas le bon ; la logique inverse fige les esprits les plus conformistes et les installe dans une inertie intellectuelle justifiée par l'idée que même si le système n'est pas le meilleur, c'est le moins pire, et s'il "est" c'est qu'il fonctionne.

Le nœud du problème qui lie pragmatisme et mauvaise foi se situe précisément dans la supposée fonction attribue au système politique qui est défendu par le capitalisme. Cette mauvaise foi ne réside pas simplement dans le déni de reconnaissance des inégalités, de la misère, de l'exploitation, du mépris, de la domination, etc... elle fait surtout reposer une idéologie sournoise qui masque les véritables intentions d'un système et d'une classe dirigeante qui tire profit de toutes ces situations et relations dénoncées. Celles-ci ne sont alors pas à prendre en compte comme des anomalies, comme des effets marginaux, des dommages collatéraux qu'il conviendrait certes de prendre en compte et d'améliorer mais qui ne constituent pas de traits systématiques ; bien au contraire ce sont des phénomènes bien définis qui font partie d'un équilibre économique ou politique qui ne sert les intérêts que des dominants. Comme le montrait Foucault dans Surveiller et punir en prenant exemple sur la prison, si celle-ci est maintenue malgré son supposé échec apparent c'est qu'elle remplit une fonction (maintenir des inégalités) cachée. Alors de leur point de vue, évidemment ça marche ! Si les dominants et les dominés sont pragmatiques et constatent les faits, leurs verdicts diffèrent car leurs attentes diffèrent également. La mauvaise foi des dirigeants s'entend dans le discours unificateur : nos intérêts sont vos intérêts, bla bla bla. Non, nous n'avons jamais les mêmes intérêts et la politique est une histoire de lutte, de confrontations des intérêts.

Par suite nous l'avons compris, si les fins ne sont pas semblables, les moyens ne le seront pas non plus. D'une façon générale, avant de parler de réformes, de lois, de moyens et surtout de leur efficacité ou non, la question est de débattre politiquement sur la véritable intention politique portée par tout système. On comprend alors pourquoi certaines lois, bien qu'elles soient efficaces en vue des objectifs qu'elles se sont fixées, peuvent nous apparaître complètement inutiles ou nuisibles selon nos critères politiques. C'est alors que se tisse le lien solide entre pragmatisme et foi. Celui qui a la foi est celui qui croit, et qui prie envers telle ou telle entité. Quelqu'un qui prie projette des attentes, et espère un résultat. Mais là où la foi est vicieuse c'est quand elle ne fait que faire s'enfoncer le fidèle. Si le résultat escompté n'apparaît pas, la foi n'est pas amoindrie, elle se renforce au contraire en remettant en cause la persévérance du croyant. Si le résultat attendu se faire sentir, alors le mérite revient à cette foi. Le capitalisme est la nouvelle religion du peuple. Il ne faut alors pas seulement craindre celles et ceux qui penseraient le capitalisme comme n'étant pas complètement efficace, et leur laisser la possibilité de le faire "évoluer" par des réformes, mais plus encore il faut rejeter la fausse idée d'un système qui serait dysfonctionnel alors qu'il remplit entièrement sa mission. Le capitaliste qui en veut toujours plus dira que le capitalisme a quelques défauts mais qu'il faut les accepter (rien ni personne ne peut être parfait), ce qu'on appelle aujourd'hui un social-démocrate dira qu'il ne fonctionne pas parfaitement et qu'il faut en changer la forme alors que c'est justement parce que le capitalisme fonctionne qu'il faut le combattre.

Doit-on alors abandonner l'argument pragmatique ? Non, mais il ne faut pas oublier que l'observation des faits dépend toujours d'objectifs et d'une conception préalable des choses, des événements à observer. En somme, et cela fera consensus (mais sonne aller à l'encontre d'une conception pragmatique) : les faits ne sont jamais neutres (que ce soit moralement on le sait déjà avec Nietzsche, ou politiquement).

Une autre interprétation du pragmatisme populaire pourrait se traduire ainsi : "si on pouvait faire autrement, on ferait autrement". Une fois encore c'est une manière de justifier l'inaction et le conservatisme. Il convient alors de penser le pragmatisme comme une incitation à l'expérimentation. En politique cela se traduit par la multiplication des initiatives à toutes les échelles, par la prise en considération des propositions et des actions menées par toute la population. La politique se vit, il suffit et il est nécessaire d'essayer. C'est une idéologie qui pousse à la création et à la critique permanente. Tant que cela ne fonctionne pas, il faut persévérer et expérimenter de nouvelles formes d'organisation politique. C'est donc une vision complètement opposée au fatalisme décrit plus avant.

Enfin, s'il faut retenir une chose de ce qui serait une critique d'un pragmatisme et l'éloge d'un autre c'est le rejet du simple discours politique ou des décisions abstraites ou simplement symboliques. Le changement du système, la réduction des inégalités et l'anéantissement de toutes les formes de dominations ne pourra passer que par la pratique. Si on veut que les choses changent, il faut se changer et changer les choses. Agir.

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